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PICSOU : LECONS D’ECONOMIE ET FRAGMENTS DE SOCIETE DANS LE MONDE DE PICSOU

Voici le texte d'une intervention aux "Salons de choiseul" le 16 Novembre 2018. Il s’agit d’un amusement construit à partir des aventures de Picsou et de connaissances en sciences sociales (économie, sociologie, ethnologie, etc...). Une ébauche qui a donné lieu à un livre paru enSeptembre 2020 : « L’Économie et les Sciences Sociales selon Picsou »

 

INTRODUCTION

Je vais vous parler de Picsou dont je n’ai jamais lâché la lecture depuis plus de cinquante ans. Plaisir régressif ? Oui peut être ! Mais pas seulement, car ce satané canard peut nous en apprendre beaucoup sur les hommes. Quand on cite Picsou, la première idée qui vient à l’esprit c’est d’évoquer le « softpower » qu’entretient le groupe Disney géant du divertissement. Le groupe Disney est une des plus grands majors actuelles et est devenu boulimique : L’entreprise créée en 1923 par Walt Disney, son frère Roy et Urb Iwerks, et qui faillit disparaitre en 1984 à la suite d’une tentative d’OPA,  est aujourd’hui propriétaire, ,  de « Buena Vista » (du nom de l’adresse du siège social du groupe - 1953), Miramax (1993), Pixar (2006), Marvel (2009), Lucasfilm (2012), 21st Century fox (2017 – en attente de validation),.. pour citer les acquisitions les plus connues.

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Cependant, Disney ne se limite pas au cinéma et il ne faut pas oublier la bande dessinée dont la production est répartie un peu partout dans le monde : les récits principaux sont écrits aux USA (Mickey par Floyd Gottfredson entre autres), cependant, en France certaines aventures de Mickey et Dingo sont dessinées par Claude Marin et scénarisées par François Corteggianni, par exemple. De même, si les auteurs les plus célèbres de Picsou sont les américains, certains récits sont écrits en France ou aux Pays Bas (Daan Jippes, Freddy Milton,…). On retrouve également des dessinateurs au Danemark, en GB, Espagne, Finlande, Argentine, Norvège Allemagne, Canada,….  Mais le lieu principal de production après les USA est l’Italie (Romano Scarpa qui invente « Brigitte », Luciano Bottaro, Guido Martina, Giorgio Cavazzanno,…).

Disney est incontestablement le fleuron du capitalisme mondial. On pourrait donc être tenté d’interpréter les aventures de ses personnages et notamment de Picsou comme une apologie du capitalisme et de l’argent. C’est ce que fit par exemple Armand Mattelart en 1977 avec « Donald l’imposteur ».

Donald l imposteur

Hélas, si tout n’est pas faux dans ce qu’il dit, ses lunettes idéologiques me semblent un peu fortes et cela l’empêche d’apercevoir d’autres discours car si on regarde de près les aventures de Picsou et Donald, notamment celles écrites par leur auteur principal entre 1947 et 1966 (date de sa retraite), on s’aperçoit qu’il ne s’agit pas d’une apologie du capitalisme mais d’une critique, plutôt féroce, de l’Amérique moderne (des années 50 et 60 donc des trente glorieuses et de la consommation de masse) du point de vue d’un nostalgique de l’Amérique rurale et dite innocente.

J’adopterai donc une autre approche que cette approche « critique ».

Ces histoires tiennent de la fable (ou du conte d’animaux) c'est-à-dire de récits en vers ou en prose dans lesquels les héros sont doués de qualités humaines ou agissent comme s’ils étaient des hommes (à noter que dans les fables de La Fontaine, les animaux côtoient les hommes alors que chez Disney les hommes sont inexistants et qu’on ne se contente pas de faire parler les animaux ou de les habiller comme des hommes mais que ces animaux ont eux mêmes des animaux : le plus emblématique c’est la souris Mickey dont le meilleur ami est un chien de prairie, Dingo, et qu’il possède un véritable chien qui ne parle pas, Pluto.). Certes, chez Disney il n’y a pas de morale explicite comme chez La Fontaine mais nous pouvons en tirer les mêmes fruits que pour les fables les plus classiques. Comme l’a écrit le folkloriste Arnold Van Gennep : « Les héros, bien que doués d'un corps animal, y ont des manières d'être hybrides et la morale qu'on tire de leurs actes est directement transposable à l'activité humaine, collective ou individuelle » (A Van Gennep : « La formation des légendes » -1924 – Payot). Ici, nous nous concentrerons sur les seuls canards : Picsou, Donald et ses neveux, Daisy et Gontran.

Rappelons que si Donald a été créé en 1934 dans un dessin animé (« une petite poule avisée ») les neveux apparaissent pour la première fois en 1937; quant à Picsou, il est créé en 1947 dans une bande dessinée, « Noël sur le Mont Ours ».

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PARTIE I LA NAISSANCE DE PICSOU : PROGENITURE DE DICKENS.

Picsou apparait pour la première fois dans  l’épisode « Noël sur le mont Ours » de  1947. En américain le personnage s’appelle Uncle Scrooge. La référence est claire : il s’agit du « Scrooge » du récit « Un cantique de Noël » (ou chant de Noël) de Charles Dickens. Si Dickens est un des auteurs les plus publiés au monde, dans les années 1950 Scrooge ne disait rien aux jeunes lecteurs français. La traduction fut hésitante et dans les années 50, on l’appela parfois « Oncle Harpagon » (référence à l’avare de Molière). Ce n’est que plus tard que l’appellation de picsou s’est imposée, le nom apparaissant pour la première fois en 1952.

  • RAPPELS SUR CHARLES DICKENS ET « UN CANTIQUE DE NOËL »

Le cantique de noël de Charles Dickens (1843) sert de modèle à Picsou

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Ebenezer Scrooge est un vieil avare qui déteste les autres et les pertes de temps et n’aime que son argent. Il déteste donc Noël. Un soir de Noël qu’il passe seul, le fantôme de Marley, son associé décédé depuis sept ans, vint le visiter et lui annoncer que s’il ne change pas d’attitude, il subira l’enfer pour l’éternité. Puis viennent successivement trois esprits de Noël sous l’apparence de trois fantômes. Le premier est « l’esprit des Noëls passés » qui rappelle à Scrooge combien étaient doux les noëls de son enfance. Le deuxième esprit est celui des « Noëls présents » et lui montre combien sont heureuses les familles qui fêtent Noël en cet instant. Enfin, le troisième esprit est celui des « Noëls à venir » et emmène Scrooge visiter son futur. Et là, ce dernier voit des prêteurs sur gage parler avec indifférence du décès d’un de leurs collègues et un couple se réjouir de cette mort car cela les délivre du fardeau de leur dette à l’égard de ce prêteur.  Et enfin, il découvre que ce défunt n’est autre que lui-même, Ebenezer Scrooge  dont la mort n’attriste personne. Dès lors, Scrooge changea et, écrit Dickens, « il n’eut plus de commerce avec les esprits mais en eut beaucoup plus avec les hommes, cultivant ses amis et sa famille tout le long de l’année ». « Le cantique de Noël » connut un succès retentissant et il parait qu’on attribua même l’importance accordée à Noël en Angleterre à ce récit. Mais Dickens ne souhaitait pas faire un simple récit de divertissement. Il y a d’abord des échos de sa propre vie : son traumatisme d’enfance dû au fait que son père et sa famille furent emprisonnés pour dettes ce qui l’obligea à travailler dans une usine (à coller des étiquettes) à l’âge de 12 ans. Mais les écrits de Dickens sont avant tout des critiques des effets de la Révolution Industrielle, notamment sur les enfants. Dickens s’en prenait notamment aux lois sur les pauvres de 1834, fondées sur le travail obligatoire des indigents et qui supprimaient les anciennes lois de Speenhamland de 1795 d’aide aux pauvres (complément de revenu) complétant des lois d’aide aux pauvres en vigueur depuis le 17ème siècle. On peut rappeler à cet égard que pour l’économiste Karl Polanyi cette suppression des lois sur les pauvres marque l’entrée véritable du système de marché et du capitalisme dans l’ère moderne. Dickens commencera par écrire des articles de dénonciation mais est déçu par leur peu d’impact et est persuadé que la fiction sera plus efficace. Il n’est donc pas étonnant de voir Scrooge exaltant les institutions nouvellement créées : les prisons, les maisons de refuge et les moulins de discipline et dire que si les pauvres aiment mieux mourir que d’aller dans ces institutions « ils feraient très bien de suivre cette idée et de diminuer l’excédent de population » (on retrouve ici aussi bien les idées de Malthus que le darwinisme  social naissant d’Herbert Spencer). Cependant, Dickens n’est pas un révolutionnaire et il exècre le recours à l’action violente. Il croit à l’amendement du capitalisme par la bonne volonté de tous et l’alliance des forces sociales. Au fond, Ebezeger Scrooge qui s’amende n’est autre que l’image d’un capitalisme qui prendrait en compte l’importance des valeurs humaines.

Il n’empêche que Dickens a été apprécié par tous et notamment par un certain Karl Marx, lequel écrivit en 1854 dans le Herald Tribune :  « La brillante école moderne des romanciers anglais, dont les pages démonstratives et éloquentes ont révélé au monde plus de vérités que tous les politiciens professionnels, publicistes et moralistes pris ensemble(…) a décrit toutes les couches de la classe moyenne, depuis le rentier « hautement respec­table », détenteur de valeurs d'Etat, qui considère avec dé­dain toutes les affaires, jusqu'au petit boutiquier et au clerc d'avoué. Et comment Dickens et Thackeray, Miss Brontë et Mistress Gaskell les ont-ils dépeints ? Pleins de vanité, d'af­fectation, de tyrannie mesquine et d'ignorance» .D’après Robert Sayre et Michaël Löwy , il ferait référence à l’ouvrage « Les temps difficiles ». Le plus étonnant est que Dickens et Marx (d’après Steven Garber) écrivaient au même moment dans la ville de Londres sur les méfaits du capitalisme.

Mais Dickens eut un autre admirateur : le créateur de Picsou. Cette admiration est certainement due au talent de Dickens mais probablement aussi au fait que son début de vie fut aussi mouvementé que celui de Charles. A l’âge de 15ans, il perd sa mère, connait des problèmes d’audition qui s’aggravent, ne peut pas fréquenter l’école et doit occuper divers emplois comme fermier, bucheron, gardien de vaches ou imprimeur. Et celui-ci, ironie, se nommait Carl Barks.

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 (Carl Barks 1901-2000)

Nous voilà donc avec Charles et les deux C(K)arl

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Cependant, il n’est pas question de faire de Carl Barks un proche de Karl Marx. Bien au contraire, il s’agit d’un républicain très conservateur qui n’aime pas les démocrates. Cela ne l’empêchait pas de faire des récits aux accents nettement dickensiens (dans l’illustration ci-dessous, shacktown signifie « bidonville » et est une claire allusion à « Coketown » le nom de la ville fictive inventée par Dickens mais censée représenter Manchester).

 

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Rochdale – Grand Manchester – 19ème siècle              A christmas for Shacktown (1952)

Mais son Picsou est il un copié collé du Scrooge de Dickens ? Non ! Un élément manque : il n’y a pas de rédemption chez Picsou !On le voit clairement dans un récit dessiné pour enfant reprenant « un cantique de Noël ». Les petits neveux de Picsou (Huey, Dewey et Louie) se déguisent en fantômes de Noël (ça tombe bien ils sont trois comme dans le récit de Dickens) mais, dans ce récit, seuls parlent les fantômes des noëls passés et présents. Le fantôme des noëls à venir apparait mais il n’intervient pas dans l’histoire. Or, c’est celui-ci qui montre qu’à cause de son avarice,  les hommes se réjouiront du décès de Scrooge et se moqueront de lui. Donc, sans troisième fantôme il n’y a pas de rédemption. Picsou est un Scrooge qui ne se remettra jamais en cause et qui sera toujours cynique (Pour le sociologue Georg Simmel qui écrit en 1900, le cynisme qui consiste à rabaisser toutes les valeurs au même niveau, est la conséquence ultime de l’usage de l’argent qui permet de tout acheter et de tout ramener au même plan. En cela, c’est la caractéristique principale du capitalisme naissant).

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Métaphoriquement, on peut supposer qu’à travers Scrooge, Dickens espérait voir un capitalisme qui s’amende. Chez Carl Barks, le capitalisme représenté par Picsou continue inexorablement sa progression. Et il ne s’agit certainement pas d’un souhait de la part de Carl Barks car Picsou n’est jamais, ou presque jamais, sympathique. Picsou n’est pas un anti héros mais un magnifique méchant. Bien sûr, Carl Barks n’envisageait certainement pas d’entreprendre un récit critique du capitalisme. Il voulait juste faire des histoires en dessin pour amuser les enfants. Mais comme le rappelle Tolkien (qui détestait qu’on puisse voir le Seigneur des Anneaux comme une apologie du monde réel) un auteur n’est jamais imperméable au monde qui l’entoure et ses valeurs et dégoûts transpirent généralement dans ses écrits. Le Picsou de Carl Barks est une critique du capitalisme qui se développe dans les années 1950 mais une critique conservatrice, vue de droite, qui vient de l’Amérique rurale.

 

PARTIE II : UNE CRITIQUE DE L’AMERIQUE MODERNE

  • UNE SOCIETE DE SERVICES SANS CLASSES.

C’est d’abord une vision américaine de la société. On y voit beaucoup d’activités de service mais peu d’industries, du moins vues de l’intérieur, et il n’y a pas d’ouvriers. Il y a certes des riches et des pauvres mais ceux-ci se retrouvent au sein de la même famille et dans des rapports inter individuels à l’instar du couple Donald-Picsou, mais il n’y a pas de rapports de classe. Notons qu’il y a pas non plus de noirs, sauf s’ils sont africains.

 

  • NATURE ET CIVILISATION

En revanche, la nature est très présente, soit la nature domestiqué de la ferme de Grand mère soit la nature sauvage, celle des grandes aventures mais aussi celle des bayous et des domaines des indiens.

  1. L’épisode « La terre des pygmées indiens » de 1957 est à cet égard très parlant.

Picsou cherche à quitter Donaldville rendue invivable à cause de la pollution qui y règne, pollution due aux usines de Picsou. Il achète donc des terres inhabitées dans une région parsemée de lacs où ne vivent que des animaux. Mais à peine arrivé avec ses neveux, Picsou se laisse aller à son naturel et envisage l’exploitation industrielle des richesses naturelles du lieu

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Puis ils ne tardent pas à découvrir que cette terre est habitée par des « indiens pygmées » inconnus jusqu’alors parceque cachés aux yeux de tous et le chef de sindiens entame un discours qui insiste sur l’osmose devant exister entre les hommes et l’ensemble de la nature (discours qu’on retrouve dans un grand nombre de sociétés traditionnelles).

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On pourrait reprendre ici les thèses de l’ethnologue Philippe Descola qui montre que la partition « nature-culture » est propre à l’Occident et n’existe pas dans toutes les sociétés. Dans de nombreuses d’entre elles domine l’idée selon laquelle, au delà de leurs différences d’apparence extérieure, les humains partagent une conscience commune avec les êtres vivants non humains et communiquent avec eux. « J’ai décidé d’appeler ce système où les non-humains ont les mêmes attributs d’intériorité que les humains, mais se distinguent par leurs caractères physiques, «l’animisme». L’exact inverse de notre façon d’établir des continuités entre humains et non-humains, que j’ai appelé «?le naturalisme?». » (Philippe Descola - https://www.humanite.fr/tribunes/philippe-descola-l-opposition-entre-nature-et-cult-511001 )

 

  1. Luttes pour la défense de la Nature

Cette thèse de la préservation de  la nature contre les appétits de Picsou va se retrouver à de multiples reprises et même s’accentuer à la fin des années 60 et au début des années 70. Les défenseurs de la nature sont alors le collectif des castors juniors. Ainsi ils s’opposent à picsou lorsqu’il veut transformer une baleine échouée et vivante en source de graisse.(Baleine en danger - 1970) ,

Baleine en danger 2 copie

veut détruire une forêt (« forêt noire en danger » - 1970) ,

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envisage de polluer un lac (Sauvons le lac – 1971), 

Sauvons le lac 2 copie

ou est prêt à détruire un squelette de dinosaure découvert au moment de la construction d’une autoroute afin d’en faire de la poudre pour les remblais. Mais à chaque fois, il rencontre l’opposition des castors juniors.

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  1. La quiétude de l’Amérique rurale

On retrouve cet amour de la nature sous une autre forme avec la ferme de Grand-Mère Donald, lieu hors du temps de l’Histoire où les canards viennent se réfugier. Lieu marqué par le travail incessant de grand-mère Donald qui accepte de protéger ce fainéant de Gus, son garçon de ferme, incapable de lever le petit doigt.

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CONFORMISME ET IMITATION

Carl Barks prend facilement pour cible l’imitation et le conformisme

  1. LA VILLE ET LA MODE

Par opposition à la nature, la ville est le lieu de la superficialité et de la frivolité et Barks se moque particulièrement des engouements de la mode. Là, Carl Barks reste  un homme de son temps : la frivolité, la superficialité sont représentées par la femme, surtout par Daisy. De nombreux épisodes ont pour objet le conformisme et le mouvement de la mode. Dans « Ose la différence » (1960), Daisy devient malgré elle « lanceuse de tendance » et ne supporte pas l’uniformisation consécutive au mécanisme de la mode. Daisy choisit alors de clôturer son jardin et sa maison de façon à ce que personne ne puisse l’imiter mais procédant ainsi , elle brise le mécanisme central du phénomène de la mode qui est fondé sur la double volonté de se distinguer et de se conformer et la course poursuite à la distinction et à l’imitation entre les lanceurs de tendance et les autres. 

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2) AU CŒUR DE LA SPECULATION

L’impact de l’imitation peut aller beaucoup plus loin : dans « Une affaire de glace » (1957) Picsou se lance dans l’achat d’un produit dont il ne connait pas l’utilité simplement parceque les autres le désirent et que c’est probablement une « bonne affaire ». On voit ici de manière simple la base même de toutes les bulles spéculatives. Et ce n’est pas sans rappeler la très récente affaire de « l’enfant au ballon » de Banksy.

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  • CRITIQUE DU PRODUCTIVISME

La modernité à tout crin et la recherche excessive de productivité font aussi partie des épouvantails de Barks

  1. Un cadeau pour Grand-Mère

Dans « Le cadeau pour grand mère » (« grand ma’s present » de Décembre 1956) Géo Trouvetou veut soulager Grand-mère Donald en inventant des machines qui lui facilitent le travail en produisant toutes sortes de denrées (œufs, légumes,…) à partir d’un peu de terre mais Grand-Mère finit par les mettre au rebut car cela la prive de son travail, le cœur de son identité, et surtout cela transforme sa ferme en usine. On peut se rappeler que dix ans plus tard, en 1967, le sociologue Henri Mendras écrivait « la fin des paysans » dans lequel il montrait comment le travail du « paysan  français » se transformait peu à peu en travail de « producteur » et que ça a amené , par exemple, à refuser dans un premier temps des innovations comme de nouvelles variétés de maïs venues des Etats-Unis parce qu’elles transformaient profondément leur mode de vie.

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On retrouve également l’interrogation de Keynes en 1930 lorsqu’il analyse les conséquences de la productivité : « Ainsi pour la première fois depuis ses origines, l'homme se trouvera face à face avec son véritable, son éternel problème – quel usage faire de sa liberté, comment occuper les loisirs (…), comment vivre sagement et agréablement, vivre bien ? » (J.M. Keynes : « Perspectives économiques pour nos petits-enfants » - 1930)

  1. Une planète de rêve

Barks valorise le travail mais n’aime manifestement pas les machines et le progrès qui lui semblent destructeurs, … au point de valoriser la paresse. Dans « une planète de rêve » de 1959, Géo Trouvetou, toujours, découvre une planète dont les habitants passent leur temps à paresser. Son arrivée les amène à découvrir par hasard un gain de productivité et les nouvelles inventions s’enchainent les unes après les autres. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, les habitants de la planète de rêve passent de la découverte de la roue à la construction de fusées, rendant la vie impossible et obligeant Gus et Géo à fuir cette planète.

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  • Critique de la supériorité américaine (« Bluffé par les buffles » - 1961)

On trouve sa critique la plus mordante dans « Bluffé par les buffles » de 1961 où Géo, avec un certain sentiment de supériorité, veut conseiller des paysans d’un pays d’Asie sur les innovations à mettre en place. Hélas, son système finit par demander plus de main d’œuvre indirecte qu’on en dépensait auparavant directement. Nous avons là une belle critique du sentiment de supériorité américain et du productivisme.

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  • STATUTS SOCIAUX
  1. A la recherche d’un statut

Nous avons dit qu’il n’y a pas de classes sociales chez picsou ; certes mais il y a des indices de statut social. C’est particulièrement net dans l’épisode  « Un rubis pour la haute » (« the status seeker ») de 1963 où Picsou voulant rentrer dans un club très fermé doit présenter un « symbole de statut », le diamant « candy stripe ruby » (littéralement, le rubis taillé comme un bonbon).  Il va le chercher sur une ile et découvre différents groupes (les voleurs, les indigènes,..) qui ont chacun leur symbole de statut.

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  1. Pierre Bourdieu chez Carl Barks

La richesse ne suffit pas toujours pour que Picsou puisse pénétrer dans la haute société. Dans « Le chien des whiskerville » de 1960, Picsou est à nouveau refusé dans un club select car il n’a ni origines ni culture. Encore une fois, l’argent ne suffit pas. Ses neveux lui conseillent donc d’acquérir une œuvre d’art moderne. On voit Picsou envisager de transformer son capital économique en capital culturel : Bourdieu n’est pas loin.

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On remarquera aussi que le tableau admiré est l’agrandissement d’un tartan, ce qui n’est pas sans rappeler le travail de Lichetenstein qui agrandissait des cases de BD afin d’en faire des tableaux.   

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On voit aussi dans une des cases ce que Barks pense de l’art moderne : « Etudes abstraites non objectives, néo obscurationnelles et inter charlatanes » (hélas, je n’ai pas retrouvé le texte original)

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PARTIE III : PICSOU ET L’ARGENT

Evidemment, la richesse reste le marqueur ultime et on voit en Picsou l’avare ultime, l’accumulateur de métaux précieux. Il est  à la fois cupide, c’est à dire en recherche perpétuelle d’argent et avare par le refus de s’en séparer. Le sociologue Simmel avait jadis montré que les relations à l’argent sont diverses. Il ya des comportements plus ou moins déviants vis-à-vis de l’argent : cupidité, avarice, cynisme.

  • UNE VALORISATION DE LA RICHESSE ?

Certains épisodes pourraient nous laisser croire à une valorisation de la richesse mais il s’agit en général d’un faux semblant. Et on pourrait reprendre es propos de Karl Marx : « Ce que je suis et ce que je peux n'est donc nullement déterminé par mon individualité. Je suis laid, mais je peux m'acheter la plus belle femme. Donc je ne suis pas laid, car l'effet de la laideur, sa force repoussante, est anéanti par l'argent. Je suis un homme mauvais, malhonnête, sans conscience, sans esprit, mais l'argent est vénéré, donc aussi son possesseur, l'argent est le bien suprême, donc son possesseur est bon, l'argent m'évite en outre la peine d'être malhonnête ; on me présume donc honnête; je suis sans esprit, mais l'argent est l'esprit réel de toutes choses, comment son possesseur pourrait-il ne pas avoir d'esprit ? Moi qui par l'argent peux tout ce à quoi aspire un cœur humain, est-ce que je ne possède pas tous les pouvoirs humains ? Donc mon argent ne transforme-t-il pas toutes mes impuissances en leur contraire ? »(Karl Marx : « Manuscrits de 1844 »)

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  • LA COURSE AU PRESTIGE

Mais Picsou est capable de dépenser énormément dans la course au prestige (lutte contre le maharadja… ou contre les milliardaires Flairsou et Gripsou).

Dans « La guerre des statues » (« statuesque spendthrifts ») de 1952 (dont la traduction littérale serait plutôt « dépenses sculpturales » ou « monumentales »), Picsou refuse d’aider la municipalité à financer l’érection d’une statue du fondateur de la ville (Cornelius Ecoutum) mais son sang ne fait qu’un tour quand il apprend que le maharadjah  du Howduyustan, qui prétend être l’homme le plus riche du monde, s’engage à le faire. C’est surtout l’idée qu’on puisse douter qu’il est l’homme le plus riche du monde qui le pousse à s’engager dans cette démonstration de richesses… de laquelle il sortira vainqueur et le Maharadjah ruiné !

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On voit donc que Picsou n’est pas toujours cupide ou avare et que le désir de comparaison sociale peut être plus fort que le désir d’accumulation. On n’est pas loin ici de l’idée de « potlatch » (à la seule différence, importante, qu’il ne détruit pas ses richesses). Le potlatch est une forme d’échange où chaque tribu fait les dons les plus somptueux à une autre pour imposer son prestige, l’autre étant dans l’obligation de donner à son tour.

 « Un chef doit donner des potlatch, pour lui-même, pour son fils, son gendre ou sa fille , pour ses morts . Il ne conserve son autorité sur sa tribu et sur son village, voire sur sa famille, il ne maintient son rang entre chefs  - nationalement et internationalement - que s'il prouve qu'il est hanté et favorisé des esprits et de la fortune, qu'il est possédé par elle et qu'il la possède  ; et il ne peut prouver cette fortu­ne qu'en la dépensant, en la distribuant, en humiliant les autres, en les mettant « à l'ombre de son nom . » (Marcel Mauss – Essai sur le Don »)

  • ANOREXIE MONETAIRE

Picsou a même été touché par une pathologie de refus de l’argent. Dans « Diète à la dette » de 1952, il devient allergique à l’argent. On peut même citer cette histoire où il est changé en statue en or à l’instar de Midas.

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  • ACCUMULER OU DEPENSER ?

Dans « dépenser c’est gagner » de 1952, Barks nous rappelle que l’argent va à l’argent et retrouve la conclusion d’une étude sérieuse de l’économiste Kalecki : « Les salariés dépensent ce qu’ils gagnent, les capitalistes gagnent ce qu’ils dépensent ».

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  • L’ARGENT CORRUPTEUR : DEMOCRATIE EN DANGER

Et Carl Barks n’a pas non plus une vision très positive de la Démocratie américaine, gangrénée par l’argent. Ainsi dans «Trésor Public » (« A campaign of note ») de 1955,  Picsou qui voudrait se faire élire sans trop dépenser pour sa campagne cachant sont argent dans un tuba qu’il prend pour un vase. Donald, en jouant de ce tuba lors de la manifestation en faveur de Picsou, inonde les électeurs de billets qui, bien sûr, s’empressent de voter pour Picsou.

Hélas, à en croire Julia Cagé, nous ne sommes pas loin de cette situation (« Le prix de la démocratie ») : « Une personne, une voix : la démocratie repose sur une promesse d’égalité qui trop souvent vient se fracasser sur le mur de l’argent. Financement des campagnes, dons aux partis politiques, prise de contrôle des médias : depuis des décennies, le jeu démocratique est de plus en plus capturé par les intérêts privés. » (Julia Cagé : « Le Prix de la démocratie » Fayard – 2018)

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EPILOGUE

IDEOLOGIE DU MERITE ? LA CHANCE DE GONTRAN

Enfin, il nous faut traiter d’un personnage secondaire qui permet de voir jusqu’où va la critique de la société américaine. Il s’agit de Gontran, cousin de Donald et son rival pour les beaux yeux de Daisy. C’est un personnage étonnant, beaucoup plus qu’on ne l’imagine à première vue, puisqu’il est doté d’une chance énorme et que tout lui réussit (sauf dans de très rares épisodes) quoi qu’il se passe. Il n’a donc besoin de ne faire aucun effort et refuse de travailler. Je ne connais pas d’autre personnage de ce type car en général, la chance ou la force d’un personnage se paie par quelque chose de néfaste : un handicap, une malédiction,… Ce n’est pas le cas pour Gontran sauf si on le couple à Donald et qu’on voit qu’à eux deux, ils représentent la face chanceuse et la face malchanceuse d’un « méta personnage ». On a alors un triptyque « Picsou-Gontran – Donald ».

Gontran est l’opposé même du self made man américain : il réussit grâce à sa seule chance, sans effort ni initiative  de sa part. Les deux seuls personnages de ces récits qui ont la capacité à s’enrichir sont donc Picsou et Gontran (à l’exception de rares épisodes, Donald est en général le perdant de l’affaire).

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Picsou s’est peut être enrichi par le travail (il le dit mais on le voit rarement) mais sa richesse vient surtout de sa richesse préalable. Il est donc le symbole du capitalisme accumulateur, de l’enrichissement sans raison.

Voila donc ceux qui réussissent chez Carl Barks : un être cupide et sans sentiment et un paresseux qui réussit grâce à sa chance.

 

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