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SOCIOLOGIE DE L’ENFANCE SOCIALISATIONS DANS L’ECOLE

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Un dossier qui est au cœur de mon cours de première puisqu'il permet de traiter de la socialisation, des groupes, des classes sociales et des réseaux et, pour cela, on peut mobiliser des apports en sociologie, en psychologie sociale, ethnologie et même folklore. J’ai regroupé les documents de trois dossiers différents (d’où l’épaisseur de ce dossier). En revanche j’ai enlevé les documents plus classiquement utilisés (de Weber, Marx, Bourdieu,…) qui faisaient partie des dossiers originaux. Vous trouverez ce dossier en téléchargement . Mais j'ai mis en premier le bilan d’un des dossiers exploité en cours pour que l’on puisse voir ce que j’ai essayé de tirer de ces différents documents.

Socialisation dans l ecole dossier elevesSocialisation dans l ecole dossier eleves (1.07 Mo)

BILAN : j’ai invité les élèves à travailler sur le rôle du jeu, du conflit et de l’échange dans l’apprentissage des règles et la fixation des rôles. Puis  nous avons abordé la question de la formation des catégories économiques (division du travail, échange, valeur des biens, propriété,(...). A chaque fois, j’ai essayé de fournir des matériaux théoriques pour mieux comprendre ces situations (matériaux ne correspondant pas toujours au programme). J’ai commencé par rappeler les notions de socialisation par imprégnation et par interaction ainsi que la socialisation anticipée.

Le jeu

Le jeu apparait comme l’élément central de socialisation dans la cour de récréation. On peut faire un rappel sur la notion de jeu

Partant de la définition du jeu par J. Huizinga ("Homo Ludens" 1938) Roger Caillois définit le jeu comme :

            + Une activité improductive ou gratuite.

            + Une activité libre et volontaire.

            + Une occupation séparée de la vie.

            + Une activité dépendant de règles ou d'un ensemble de rôles (pour les jeux théâtraux des enfants par exemple).

            + Une activité aux résultats incertains.

On peut montrer la différence entre « jeu libre » et « jeu réglementé » chez Mead (différence entre  paida et ludus chez Caillois).

J’en ai profité pour montrer les logiques à l’œuvre dans le jeu chez Caillois

Il établit ensuite une classification en quatre catégories, chaque catégorie oscillant entre deux pôles: Les quatre catégories sont : Agon, Alea, Ilinx, Mimicry.

Agon désigne la lutte : tous les jeux qui sont fondés sur le principe d'opposition à l'autre ou de concurrence rentreront dans cette catégorie.

Alea désigne les jeux fondés sur le hasard.

Mimicry les jeux fondés sur le simulacre ou l'illusion : jeux de mime, jeux de gendarmes et voleurs,...

Ilinx regroupe les jeux fondés sur le vertige, la transe ou l'étourdissement.

Le conflit

C’est le moment d’utiliser Simmel et de montrer que le conflit est créateur de lien social. En termes de socialisation, on peut montrer combien l’imitation de la bagarre est importante chez les garçons (soit en corps à corps soit, de plus en plus souvent, en imitation des combats de ninjas).

L’échange, la division du travail

La production de « sable doux » est essentielle dans le livre de Delalande mais on n’en trouve pas trace dans le documentaire de Claire Simon ; cependant dans celui-ci, le ramassage de petites brindilles dans la cour est une activité importante. Ces passages montrent combien le partage des tâches est une activité permettant de tisser des liens avec autrui et le partage des tâches une manière d’apprendre à respecter des règles. L’échange est également important puisque l’essentiel n’est pas composé de troc mais de Don (éventuellement de vol), le Don permettant d’abord d’intégrer un groupe ou de créer des liens

La valeur des biens

Il y a toutefois des biens plus désirés que d’autres. Leur valeur peut dépendre dans certains cas du cout en travail » (le « sable doux sera d’autant plus apprécié qu’il a été bien tamisé). Cependant, ce qui apparait le plus nettement (dans la vidéo) c’est la « mimesis d’appropriation », le fait que l’enfant désire ce que l’autre possède déjà. Ca permet de faire un point très rapide sur les théories de la valeur et de parler de René Girard (et de montrer que des courants économiques contemporains comme les travaux d’Orléan ou de Dupuy font reposer leur analyse sur la mimesis d’appropriation). Reste à montrer comment nait le sentiment de propriété. Les élèves se souviennent très bien qu’un enfant de maternelle a du mal à distinguer ce qui est à lui et ce qui est aux autres et qu’il différencie mal l’action de « prêter » et « donner ». Les documents de Dominique Lassare permettent de montrer que la compréhension de la propriété est complexe et se développe peu à peu au cours de la socialisation de l’enfant. Les élèves ont vu d’eux-mêmes à quel point l’homo-eonomicus est un modèle incomplet (peut être utile mais insuffisant).

Comptines et ritournelles.

J’utilisais ces documents les années précédentes (avec des extraits plus nombreux du livre de Delalande). Cette année, j’ai décidé de rajouter des extraits de « comptines » de Baucomont et du folklore obscène des enfants »  de Gaignebet. Il s’agit de deux travaux sérieux (Gaignebet est universitaire, Baucomont inspecteur de l’EN) et ça me permet de parler de « littérature orale » (donc de contes et légendes, de rumeurs et légendes urbaines, de la classification d’Aarne-thompson) et de « folklore ». A l’aide de ces quelques exemples de comptines, on peut montrer quelques une de leurs fonctions : un outil pour l’enfant afin de maitriser la langue (on est dans la socialisation); un outil qui permet d’expérimenter la transgression (avec les références scatologiques par exemple), ce que j’ai présenté en dernier pour faire une transition avec le chapitre sur la déviance. Enfin, les « comptées », comptines qui permettent de désigner les participants à un jeu, ont également une fonction de rite d’entrée dans le jeu. On peut alors parler des rites de passage de Van Gennep (et de leurs trois étapes), des rites d’initiation ainsi que des rites d’interaction de Goffman. Au passage, la « comptine du loup qui pète » a permis de faire le lien avec les « trois petits cochons » de Disney et ça peut faire une ouverture rêvée sur la mondialisation culturelle.

Ce travail permet de mobiliser des éléments de plusieurs sciences sociales eu utilisées en SES (ethnologie psychologie sociale, folklore,...) (Je n’apprécie guère l’actuelle philosophie du programme qui semble dire qu’il n’y a que trois disciplines – économie, sociologie et sciences politiques). On peut évoquer un certain nombre d’auteurs et de travaux théoriques : Caillois, Van Gennep, Levi-Strauss, Goffman, Simmel, Mauss, Girard,...). Certes on mélange les poireaux et les choux, on croise les différentes sociales,... mais tout cela est fait  « en action ». ...

 

 

 

 

DOSSIER

PARTIE  I : L’INTERÊT D’UN TRAVAIL SUR L’ENFANCE

Document 1

Comprendre la façon qu’ont les membres d’une société ou d’une culture d’attribuer une signification à leur environnement au fil du temps est un enjeu central pour qui entend résoudre ce problème persistant : comment l’ordre social est-il possible ? » (Cicourel 1974 : 42). Les enfants sont par excel­lence dans cette situation où il leur appartient de donner progressivement du sens à ce qui les entoure – un travail, plus ou moins conscient, de repérage, de clas­sement, de distinction des choses et des personnes, sans lequel il leur serait a priori difficile d’agir de façon efficace.(Wilfried Lignier et Julie Pagis : « Inimitiés enfantines - L’expression précoce des distances sociales » -  Genèses 96, septembre 2014)               

 

Document 2

Récréations (95 mn) : "Il existe une sorte de pays, très petit, si petit qu'il ressemble un peu à une scène de théâtre. Il est habité deux ou trois fois par jour par son peuple. Les habitants sont petits de taille. S'ils vivent selon les lois, en tout cas, ils n'arrêtent pas de les remettre en cause, et de se battre violemment à ce propos. Ce pays s'appelle "La Cour", et son peuple "Les Enfants". Lorsque "Les Enfants" vont dans "La Cour", ils découvrent, éprouvent la "force de sentiments ou la servitude humaine", on appelle cela “La Récréation". Claire Simon. Un documentaire de Claire Simon  (Les Films d’Ici, La Sept-ARTE  http://www.filmsdocumentaires.com/films/1483-recreations)

 

PARTIE II : TRANSMISSION DE LA CULTURE

I) UNE CULTURE ENFANTINE AUTONOME

Document 3

L’opinion commune considère le plus souvent que les enfants ne savent que ce que les adultes leur ont appris. Les enfants eux-mêmes adhèrent facilement à ce point de vue puisqu’ils reconnaissent en l’adulte celui qui détient le savoir, mais aussi l’autorité. L’idée d’une culture enfantine est donc d’autant moins facile à défendre que, bien souvent, ni les adultes ni ceux qui pourtant la produisent ne la reconnaissent (Andy ARLEO et Julie DELALANDE : « CULTURE(S) ENFANTINE(S) - Un concept stratégique pour penser l’unité de l’enfance et la diversité de ses conditions –Presses Universitaires de Rennes – 2011)

 

Document 4

Mais qu’entend-on par « culture(s) enfantine(s) » ? Au pluriel, l’expression semble surtout descriptive. Elle désigne les savoirs et pratiques culturels propres aux enfants, produits par eux ou pour eux. Au singulier, si l’on reprend la définition classique de la culture proposée par l’anthropologue britannique Tylor en 1871, on retiendra qu’il s’agit d’un « ensemble complexe incluant les savoirs, les croyances, l’art, les mœurs, le droit, les coutumes, ainsi que toute disposi­tion ou usage acquis par l’homme en société ». D’emblée, la culture apparaît comme un phénomène universel qui se transmet à l’intérieur d’un groupe social. L’emploi de ce terme s’est aujourd’hui beaucoup diffusé et il faut prendre soin de le définir précisément pour qu’il ne perde par son efficacité 3. Appliqué aux enfants, il désigne des pratiques telles que les jeux et leurs règles et techniques, les pratiques langagières et vestimentaires, mais aussi les normes et règles sociales propres au groupe, ses valeurs. Mais cette définition doit se garder d’enfermer les enfants à la manière d’une tribu et valoriser au contraire un des univers culturels dans lequel ils évoluent, compris dans un environnement culturel plus large composé notamment d’un univers familial, régional... En ce sens, la culture enfantine est une « sous-culture », non dans un sens péjoratif mais parce qu’elle constitue un sous-ensemble culturel à l’intérieur d’une culture globale dont elle se nourrit, à l’échelle d’un pays ou d’un groupe socio-écono­mique. Elle se construit en référence par exemple à un statut d’écolier ou au contraire de travailleur. L’univers culturel enfantin participe de leur construc­tion : les enfants l’incorporent, le manipulent et le transmettent. En étant partie prenante de son processus de construction, ils apprennent à s’investir comme acteurs dans un groupe de pairs, dans des circonstances d’égalité de statut que ne leur offre pas une relation avec un adulte. La culture enfantine, parce qu’elle permet cet investissement, est un passage fondateur dans la vie des individus. Elle doit nous amener à nous interroger sur « ce que les enfants infusent dans la société des adultes dont ils sont à la fois les héritiers et les façonneurs » (Barbichon 2000). Elle est une étape qui aide les enfants à passer dans le monde des adultes en assimilant entre pairs la structure de notre culture. Elle est encore une culture de passage parce que chaque individu l’adopte une partie de sa vie avant de l’abandonner en quittant l’enfance (Andy Arleo et Julie Delalande : « Culture(s) enfantine(s) - Un concept stratégique pour penser l’unité de l’enfance et la diversité de ses conditions –Presses Universitaires de Rennes – 2011)

 

Document 5

Dire que les environnements culturels sont multiples est désormais un lieu commun. A tout moment, l’environnement culturel dans lequel un individu évolue est fragmenté, fluide, partiellement contradictoire et négociable (..) Non seulement les enfants vivent dans les sphères culturelles des adultes avec lesquels ils partagent un certain espace – ce qui va de soi –, mais ils créent et maintiennent des environnements culturels propres. (Lawrence A. Hirschfeld : « Pourquoi les anthropologues n’aiment-ils pas les enfants ? »)

 

Document 6

L’idée d’enfants producteurs d’une culture n’est pas nouvelle, même si dans une littérature antérieure on trouve surtout un collectage du « folklore enfan­tin » (children’s folklore) plus qu’une analyse de la manière dont il est produit. Rappelons parmi les plus riches les collectes de données faites en France, à l’époque des folkloristes (au XIXe et au début du XXe siècle), notamment sous la direction de l’inspecteur de l’enseignement primaire Jean Baucomont qui voulait étudier « le folklore enfantin tout entier » (1931), les écrits d’Arnold Van Gennep (1943) qui déjà voulait replacer ces faits de folklore dans leur contexte social, selon une démarche ethnologique, et bien sûr, du côté des Britanniques, les travaux remarquables de Iona et Peter Opie qui récoltèrent beaucoup de matériaux sur les traditions et langages des enfants à l’école (1959), sur leurs jeux dans la rue et dans la cour de récréation (1969, 1988, 1997) et qui contribuèrent à révéler un savoir et des pratiques enfantines. (Andy ARLEO et Julie DELALANDE : « CULTURE(S) ENFANTINE(S) - Un concept stratégique pour penser l’unité de l’enfance et la diversité de ses conditions –Presses Universitaires de Rennes – 2011)

 

Document 7

À une échelle internationale, il existe une culture enfantine produite pour les enfants qu’ils concourent aussi à produire en inspirant par leurs pratiques les concepteurs. C’est ce jeu interactif d’influences réciproques qu’étudie Gille Brougère en début d’ouvrage, et qui rappelle que, quels que soient les moyens de diffusion de masse, un groupe culturel assimile un élément venu de l’extérieur en faisant un travail d’appropriation, de « digestion », pour le rendre compatible avec sa culture locale : des enfants qui regardent un même programme télévisé dans deux pays n’en retirent pas les mêmes éléments pour leurs jeux à venir. Si en cela la culture enfantine se construit comme les autres par emprunt à des cultures voisines, elle occupe une position particulière car en plus d’être une culture provisoire à l’échelle individuelle, elle est celle d’un groupe d’âge qui se caractérise par sa relation de dépendance (affective, économique...) avec le groupe des adultes. (Andy ARLEO et Julie DELALANDE : « CULTURE(S) ENFANTINE(S) - Un concept stratégique pour penser l’unité de l’enfance et la diversité de ses conditions –Presses Universitaires de Rennes – 2011)

 

II) LE PROCESSUS DE SOCIALISATION

Document 8 : La socialisation

Cette conception de l’enfance et du jeu implique d’accorder une attention particulière aux processus de la socialisation autant qu’à leurs résultantes, et de la concevoir comme activité pratique menée et par le socialisateur et le socialisé, dans un rapport dissymétrique certes mais nécessitant la participation active des deux membres. Dans cette perspective, l’enfant n’a pas – seulement – à intérioriser les normes et les valeurs de sa société et de son milieu : il n’est pas considéré comme une pâte souple pétrie par les structures sociales ; il a tout aussi fortement à acquérir, à expérimenter et à mettre en œuvre diverses compétences et intelligences sociales devant faire de lui un acteur social relativement autonome, maître de lui et de sa relation aux autres, sachant construire des projets, et susceptible de mobiliser stratégiquement ses ressources selon les jeux sociaux et leurs enjeux (d’argent, de pouvoir, de prestige, etc.). Socialiser un enfant, c’est à la fois l’intégrer dans les différents cercles sociaux auxquels il appartient, et en même temps lui apprendre l’autonomie personnelle. La socialisation est tout à la fois insertion dans la vie sociale et culturelle, acquisition de compétences, de connaissances et de savoir-faire, épanouissement de l’enfant : l’être humain est fait socialement, mais le « fait social » s’individualise dans chaque être (Elias, 1939). (Ludovic Gaussot : « Le jeu de l’enfant et la construction sociale de la réalité » - Le Carnet PSY 2/2001 (n° 62),

 

Document 9 : socialisation primaire, socialisation secondaire, socialisation anticipatrice

La socialisation primaire s’effectue pendant l’enfance, au sein de la famille. L’enfant acquiert son langage, ses références culturelles majeures. Il est fortement « modelé » par cette empreinte culturelle précoce. La socialisation secondaire se développe à partir de l’adolescence. Les socialisations scolaire, professionnelle et politique sont des processus plus volontaires et conscients, d’où une empreinte moins forte.? Robert K. Merton parle de « socialisation anticipatrice » pour des individus cherchant à s’intégrer dans un milieu, par exemple un jeune garçon qui veut devenir artiste ou écrivain et s’identifie à un modèle dont il adopte consciemment les conduites, les façons de parler, les codes vestimentaires. (Achille Weinberg : « Qu'est-ce qu'une société ? » Sciences Humaines N° 234 - février 2012)

 

  • LE RÔLE PRIMORDIAL DU JEU

Document 10

Pourtant, vous savez que le jeu de billes par exemple a été à la base des études de Piaget sur les idées morales des enfants. Il montre notamment qu’avant un certain âge, les enfants n’acceptent pas que quand on a perdu, on a perdu. Ils pleurent parce qu’ils ne comprennent pas la règle. Et puis, à partir de dix, onze ans, il ya au contraire le développement d’une hyper moralité, c’est ce que Piaget appelle le stade légiste, légaliste, où la règle devient absolue. Quiconque ne respecte pas la règle qui a été instituée par les enfants eux-mêmes est éliminé de la comunnauté enfantine. (Claude Gaignebet : « A bâtons rompus » - La grande oreille n°5- Printemps 2000)

 

Document 11

Parallèlement aux travaux de Piaget et de Wallon (et très proche de la théorie de Wallon sur la genèse du Moi), Mead, dans sa théorie interactionniste de la socialisation, accorde une place éminente au jeu. Le jeu libre (play) et le jeu réglementé (game), métaphores du « vrai » jeu social, sont définis comme facteurs dans l’infrastructure du Soi : dans le jeu libre, consistant à jouer à quelque chose ou à quelqu’un (la petite fille parlant à sa poupée à la manière dont lui parle sa mère, jouer au professeur, au policier, etc.), l’enfant assume différents rôles, les domestique, les comprend, les intègre ; ce faisant, il se construit un Soi tout en prenant place au sein du monde social ; le jeu libre de Mead renvoie à ce qu’on appelle aujourd’hui les jeux symboliques de faire-semblant (social pretend play) (Garon, 1985, Göncü, 1993, Kane et Furth, 1993). Dans le jeu réglementé (les jeux de cartes, d’échecs, le Monopoly), l’enfant doit être capable de prendre l’attitude de tout individu qui participe à la partie (et assumer tous les rôles simultanément), et ces différents rôles doivent avoir une relation définie les uns par rapport aux autres, être coordonnés, interdépendants. Le jeu réglementé représente le passage d’une phase où l’on assume le rôle des autres (l’autrui significatif, la mère, le père, etc.), à la phase du rôle organisé dans un tout unifié (l’autrui généralisé, c’est-à-dire « on », le « fantôme d’autrui que chacun porte en soi » (Wallon, 1946), qui est essentiel à la conscience de soi d’une part, à l’élaboration de la norme collective d’autre part. L’enfant, au travers du jeu, prend les attitudes des autres envers lui, envers eux-mêmes, envers l’activité sociale : bases essentielles au développement le plus large de soi. (Ludovic Gaussot : « Le jeu de l’enfant et la construction sociale de la réalité » - Le Carnet PSY 2/2001 n° 62)

 

Document 12

Ce qu’on appelait la culture, le folklore ou les traditions des enfants entre sept et quatorze ans environ n’est pas la culture où ces enfants passent la majeure partie de leur temps : ils apprennent pour l’essentiel la culture des grandes personnes, celle dans laquelle ils vivront leur vie d’adulte, et aussi, de plus en plus, celle que les adultes ont conçue pour les divertir. Seule une toute petite portion de la culture des enfants est transmise par d’autres enfants. Il s’agit surtout de jeux et de comptines, même si l’on trouve aussi des histoires drôles, des langues secrètes, des superstitions, des rituels qui portent chance ou qui éloignent des malheurs imaginaires. Les adultes appellent assez indistinctement « jeux » à peu près tout ce que les enfants font sans eux. Mais le mot ne doit pas dissimuler la grande variété de ces pratiques, dont certaines sont prises très au sérieux par les enfants.

Quoique très variés, les jeux des enfants du monde entier présentent entre eux des ressemblances frappantes ; une bonne partie de ces affinités ne s’expliquent pas par le partage d’une culture, mais par la redécouverte régulière d’une poignée de bonnes idées au sein de groupes indépendants. D’autres traits communs, cependant, sont trop précis et trop localisés pour qu’on puisse les expliquer autrement que par la transmission : certains détails, certaines bribes de rimes communs à des jeux facilement reconnaissables, laissent peu de doutes sur l’importance et l’ampleur des échanges culturels dans les jeux d’enfants. Nous avons pourtant de bonnes raisons théoriques de penser que les enfants sont, à eux seuls, incapables de transmettre des pratiques aussi loin et aussi longtemps. (Olivier Morin, , « Pourquoi les enfants ont-ils des traditions ? », Terrain, n° 55, 2010)

 

Document 13

Mes premières semaines d'observations m'ont appris que les enfants jouent rarement seuls.. Les enseignantes de l'école des Arcs m’expliquaient qu'en petite section de maternelle, elles pouvaient remarquer des enfants isolés les premiers mois d'école, mais la ten­dance était par la suite que chacun se construit des relations. Les regroupements observés dans la cour ne sont pas ceux d'un seul jour, car ils sont le résultat d'une relation commencée en classe, entre voisins de table. Les enfants forment des groupes stables, même si en plus de ces appartenances chaque enfant crée des relations plus ponctuelles ou moins visibles. Le lien de dépendance qui agit sur des enfants se regroupant pour jouer naît du fait même de participer à une même action. Mais il est ensuite amplifié par la manière dont ils mènent leur jeu. Chacun y joue un rôle précis qui ne prend sens que dans l'ensemble, et le rôle qu’un enfant se crée lui est inspiré par l'action collective. Cette dépendance prend souvent la forme d’une solidarité qui s’établit par des dons de matériau et des échanges d’objets divers s’effectuant au cours du jeu et par des prêts de jouets permettant un jeu collectif. Le jeu collectif n’est possible que par la mise en place de ces formes de solidarité qui viennent structurer le jeu, lui donner un intérêt et lui associer des règles. (Julie Delalande : «La cour de récréation - Contribution à une anthropologie de l’enfance- Presses Universitaires de Rennes - 2001)

 

Document 14 : Différencier les rôles et partager les tâches : l'exemple des jeux de sable.

Jouer à plusieurs permet d'alimenter l'activité des idées de chacun, mais en contrepartie la démarche suppose qu'on accepte certaines concessions et qu'on respecte un intérêt commun. Car, partager un jeu c'est dépendre les uns des autres et plus encore c'est se mettre dans une relation de concurrence, chaque enfant voulant toujours avoir le meilleur rôle. S'il ne peut l'obtenir, il s'arrangera souvent pour se créer un autre rôle qui le satisfasse et qui complète celui qu'il convoitait. On entend ainsi des échanges ressemblant à ceci :

— C'est moi qui fais le gâteau.

— Non, c'est moi.

— Bon d'accord mais moi je verse le sable et toi tu fais le gâteau, d'accord ?

(...) Au cours de mes séjours prolongés en écoles maternelles, j’ai retrouvé dans les quatre établissements une même pratique enfantine autour du sable, qui remporte un vif succès dès les premières récréa­tions printanières. Il s'agit de la fabrication de sable doux, un sable puri­fié de ses impuretés à l'aide ou non d'un tamis. L'accumulation d'élé­ments récoltés d'une école à l'autre m'a permis d'enrichir ma description et ma compréhension du jeu. (...) Enfin, seuls quelques interdits touchent les activités autour du sable, comme la défense d'en lancer et d'arracher des feuilles ou une autre partie d'un végétal pour les utiliser au sable. Ces jeux  sont finalement appréciés des instituteurs, notamment par les deux enseignantes de l'école des Arcs qui me disaient les avoir tou­jours connus et qui les aimaient pour les rares chahuts qu'ils engen­draient. Ils sont en quelque sorte « officialisés » puisqu'ils sont reconnus et  acceptés par les adultes. Ils peuvent ainsi se dérouler sur de longues séquences sans être interrompus par un adulte et permettent la construction de pratiques typiquement enfantines. (...) Si l'envie de jouer ensemble est évidente, sa réalisation impose de se faire accepter dans un groupe de joueurs. Mais tout groupe de jeu est avant tout une- association d'amis, ou d'enfants ayant des affinités. Ainsi se fait ressentir le besoin de créer des liens. Dans l'extrait qui suit, les échanges verbaux font clairement apparaître l'enjeu social et affect qui motive l'activité et que l'on développera au cours du chapitre : Au bac à sable, un seau est partagé entre plusieurs fillettes. Mounia demande : moi, j'vais faire avec qui du sab'doux ? Priscilla tu peux le fait toute seule, hein ! Par sa question, Mounia montre son peu d'enthousiasme à jouer seule. Mais Priscilla lui signifie qu’elles n'ont pas envie de se lier à elle pour cette activité et ne l'incluent pas dans leur groupe d'affinité restreinte. Elles tolèrent simplement sa présence à leur côté. Ainsi, si le jeu collectif est prédominant dans une cour de récréation, il n'est pas automatique car il suppose une capacité enfantine à s'intégrer. Julie Delalande : «La cour de récréation - Contribution à une anthropologie de l’enfance- Presses Universitaires de Rennes - 2001)

 

Document 15

Du côté des enfants, l’enquête montre au CM2 une impatience à quitter une école et un groupe d’enfants que l’on connaît trop bien, mélangée à la peur de l’inconnu et des grands du collège. En même temps, leurs propos montrent leurs bonnes connaissances et leur préparation à un nouveau fonctionnement, notamment au fait qu’il faudra abandonner le jeu pour se conformer à l’attitude des collégiens qui discutent dans la cour: « On va pas jouer, on va parler, parce qu’on a visité le collège et personne ne jouait, alors ça va faire un peu bête si on joue, on va être pris pour des bébés. » L’abandon du jeu semble ainsi commencer en CM2, soit en adoptant par avance cette attitude, soit en profitant des derniers mois à l’école primaire pour jouer avec les plus jeunes « à la maîtresse» ou « au papa et à la maman ». (Delalande Julie, « Des recherches sur l'enfance au profit d'une anthropologie de l'école », Ethnologie française, 2007/4 Vol. 37)

 

Document 16 : La comptine comme forme de rite d’entrée

Une auto qui sort du garage. Où va-t-elle ?

  • A Genève.
  • As-tu de la parenté à Genève ?
  • Puisque tu en as,
  • Tu sortiras.
  • Puisque tu n'en as pas,
  • Tu colleras.

Suisse romande.

En allemand aussi existe une série de comptines sur l'automobile : la plus ordinaire demande quel numéro elle porte.

*

Un hélicoptère Se pose sur terre,

Tourne ses grands bras.

Un deux trois, Ce sera toi.

Ile de la Réunion.

(Jean Baucomont (dir) : « Comptines de langue française » - Seghers – 1961)

 

TRANSMISSION DE LA CULTURE : L’EXEMPLE DES COMPTINES

Document 17

Peu de choses manifestent mieux le caractère spécifiquement enfantin des traditions enfantines que les pratiques que les adultes ont de bonnes raisons de combattre. Les usages traditionnels des cultures enfantines ne sont pas tous des jeux inoffensifs ; beaucoup incluent du risque gratuit, de la scatologie, de la violence, et une défiance générale à l’égard des institutions adultes.(…) . Cela fait ressembler la culture enfantine à une contre-culture (Olivier Morin, , « Pourquoi les enfants ont-ils des traditions ? », Terrain, n° 55, 2010)

 

Document 18

Les traditions durables que l’on trouve dans les cultures enfantines ont suscité l’étonnement des anthropologues au moins depuis Edward B. Tylor. Cet article résume les preuves de l’existence de traditions pluriséculaires transmises pour l’essentiel d’enfant à enfant. Les populations enfantines subissant un renouvellement rapide, une tradition que l’on se transmet à l’intérieur d’un groupe d’enfants doit être transmise suffisamment fréquemment pour compenser ces changements démographiques (…) L’hiver 1956 vit la chanson Blue Suede Shoes, de Carl Perkins, se diffuser à des milliers, puis à des millions d’auditeurs. En 1973, lorsque le concert hawaïen d’Elvis Presley fut retransmis mondialement par satellite, plus d’un milliard d’humains l’écoutèrent. Aujourd’hui considéré comme un morceau fondateur de la musique rock, Blue Suede Shoes a fait l’objet d’un nombre incalculable de reprises, d’enregistrements et d’écoutes. Sa vie culturelle n’est pas près de s’achever. Mais elle avait en partie commencé bien avant 1956. Le point de départ de la chanson est une vieille comptine enfantine, utilisée pour donner le départ d’une course ou d’un jeu de chat :

One for the money,

Two for the show,

Three to get ready

Now go, cat, go!

Henry Carrington-Bolton la cite en 1888 comme une rime typique de l’Ouest du Tennessee, où Carl Perkins et Elvis Presley passeront leur enfance cinquante ans plus tard (Carrington- Bolton 2006 : 5). Elle était sans doute déjà assez ancienne à l’époque de Bolton puisqu’il signale une comptine identique en Grande-Bretagne. Go, Cat, Go! a donc eu deux vies : avant d’être diffusée et préservée par les technologies adultes, la chanson a été conservée par des groupes d’enfants jouant entre eux, pendant un temps au moins aussi long, et s’est transmise sur les deux rives d’un océan – tout ceci sans industrie du disque, sans satellite, sans Elvis. La pérennité et le succès de Go, Cat, Go! sont loin d’être des exceptions dans le folklore enfantin. Pourquoi les groupes d’enfants sont-ils si doués pour la transmission culturelle ? La question n’est pas nouvelle. Pendant au moins un siècle – de la parution de Primitive Culture d’Edward B. Tylor (1871), aux compilations des époux Opie (1959, 1969, 1994), en passant par les travaux de Marcel Griaule (1938) sur les jeux des enfants dogons – une riche littérature a affirmé que les enfants étaient capables, à eux seuls, de maintenir très longtemps, plus longtemps que d’autres groupes, des pratiques culturelles que les adultes avaient perdues ou avaient toujours négligées. Si c’est vrai, c’est la preuve que la transmission de la culture peut atteindre un niveau surprenant de stabilité dans l’espace et dans le temps, en l’absence de certaines conditions qui semblent pourtant indispensables : des institutions stables, des réseaux sociaux complexes, des techniques de stockage de l’information, et, plus important encore, les générations antérieures qui comblent les vides creusés par le passage du temps (Olivier Morin : « Pourquoi les enfants ont-ils des traditions ? », Terrain, n° 55, 2010)

 

Document 19

(…) pour faire passer un message cent ans dans le futur, je peux le transmettre à des enfants d’aujourd’hui, qui dans cinquante ans, devenus adultes, pourront le faire connaître à d’autres enfants, qui pourront s’en souvenir cinquante ans plus tard. Mais si le message ne passe que par des enfants, il faut qu’il soit transmis un nombre de fois bien plus grand : un enfant du présent qui veut transmettre, d’enfant à enfant, un message cent ans dans le futur, doit le communiquer à un autre enfant qui ne pourra le diffuser que pendant quelques années, avant de cesser d’être un enfant (…) Comme l’ont noté Iona et Peter Opie : « Dans la plupart des écoles, une génération d’enfants entièrement nouvelle arrive tous les six ans, et, lorsqu’il est prouvé qu’une rime comme « Little Fatty Doctor, How’s your wife? » a plus de cent trente ans, on peut en inférer qu’elle a été sauvegardée par pas moins de vingt générations d’écoliers, et qu’elle a été soumise à une somme de déformations que les comptines chantées par les adultes aux petits enfants de la nursery n’auraient subie qu’au long de cinq cents ans de transmission orale […]. C’est exactement comme si ce processus avait été placé dans une machine à déformer, pour en accélérer l’usure » (Opie & Opie 1959 : 8). (Olivier Morin, , « Pourquoi les enfants ont-ils des traditions ? », Terrain, n° 55, 2010)

 

Document 20

Les tentatives des éducateurs pour faire connaître les jeux traditionnels des enfants aux enfants eux-mêmes sont aussi rares dans l’Histoire que leur portée et leur succès sont incertains (Chudacoff 2007 : 75 ; Opie & Opie 1997 : 8-14). Le pouvoir de la communauté enfantine touche jusqu’aux inventions dont les origines adultes semblent indéniables : plus on remonte dans le passé, plus on peut voir que les jouets des enfants occidentaux sont fabriqués par les enfants eux-mêmes (Chudacoff 2007 : 83 sq.), comme c’est encore souvent le cas hors des pays développés (…) Quant à l’influence adulte sur les chansons enfantines, elle est réelle mais assez complexe. Certaines chansons de corde à sauter, par exemple, conservent ou adaptent des slogans publicitaires, des jingles ou des nursery rhymes (refrains traditionnels chantés par des adultes à des enfants en bas âge). Cependant, ces chansons adultes ne se diffusent jamais telles quelles dans la culture enfantine. Plus souvent, elles sont déformées et parodiées, ou amalgamées à une tradition préexistante, et ce sont ces versions hybrides qui deviennent traditionnelles. (Olivier Morin, , « Pourquoi les enfants ont-ils des traditions ? », Terrain, n° 55, 2010)

 

L’EMERGENCE DES CATEGORIES ECONOMIQUES

Document 21

De nombreux travaux d'ethnologues ont montré le rôle privilégié des échanges dans les relations sociales. Françoise Zonabend, dans son ouvrage précité sur le village français de Minot, expose « l'art d'échanger » (pp.81-97) à une époque où l'entraide n'est plus une question de survie et où l'on produit trop pour pouvoir donner à son voisin ce qui ne pousse pas dans son jardin. (...) Plus près de notre propos, l'éducation des jeunes Wolof du Sénégal présentée par Jacqueline Rabain (1979) passe par un apprentissage des pairs comme partenaires sociaux, plus clairement encore que dans notre culture. Cet apprentissage se fait en priorité au moment des repas où l'on incite un jeune enfant à donner la nourriture qu'il reçoit d’un adulte à ses frères et soeurs. Il n'est pas une simple inculcation d’une éducation de la part de la mère, il se fait sous l'effet de la pression du groupe et en particulier de la fratrie. Plus qu'un simple moyen de satisfaire sa faim, la nourriture devient un mode d'échange entre enfants qui leur permet de se constituer en partenaires sociaux. L’échange est au coeur du processus éducatif wolof parce qu'il ali­mente une attitude culturelle qui privilégie le rapport à l'autre et qui évite la singularisation de l'enfant. (Julie Delalande : «La cour de récréation - Contribution à une anthropologie de l’enfance- Presses Universitaires de Rennes - 2001)

 

Document 22 : Donner et échanger : des preuves de solidarité

Parmi les moyens de se faire accepter d'un groupe, donner est l'un des plus efficaces et des plus nobles selon les valeurs enfantines. Là encore, les jeux de sable en sont une belle démonstration car donner son sable doux est un acte particulièrement valorisé (photo 11). On peut l'offrir à un enfant ou au groupe entier. Dans les deux cas, on obtiendra la reconnaissance de l'ensemble des participants. En échangeant ou en offrant ce matériau précieux à leurs yeux, les enfants font l'apprentissage d'une règle élémentaire de sociabilité, donner permet de rentrer dans un groupe de pairs, voire dans un cercle d'amis, alors qu'en gardant on se coupe des autres, on condamne soi-même à jouer seul. Aux Arcs, on l'offre en chantant sur deux tons :

Qui veut du sable doux ?

Qui veut du sa - ble doux ?

Apparemment proposé sans restriction, il est en fait réservé aux favoris de l'enfant, son don visant à s'assurer les bénéfices du ou des receveurs. (...) Offrir son bien est donc dans certains cas un acte inclus dans le déroulement même du jeu et dans d'autres cas une démarche volont­aire pour établir une communication avec un autre enfant. Il permet à Celui qui en prend l'initiative d'acquérir un rôle social valorisé. Il faut faire preuve de sa disposition au don car une des richesses primor­diales reconnue à quelqu'un, c'est celle de pouvoir distribuer ses biens. (...) Le don de sable doux peut-être provoqué par un autre enfant qui convoite cette richesse et propose en échange un bien qu'il possède. Le plus souvent le sable doux se troque contre un chewing-gum, une invitation prochaine à un anniversaire : « On est ta copine. Je te donnerai des bonbons si tu me donnes du sable doux » (Les Arcs). (...) L'omniprésence de l'échange dans le jeu du sable doux s'opère non seulement entre deux enfants, mais par une pression de tout groupe de joueurs qui tient à valoriser le respect de « la loi des pairs » dont fait partie ce principe d'échange. Les paroles du groupe induisent des gestes de don et de partage, qui ponctuent régulièrement échanges physiques et permettent aux enfants de se constituer en partenaires sociaux. Chacun doit faire preuve de solidarité et de savoir vivre en intégrant la pratique du don dans ses échanges avec autres, selon un code très souple, d'une grande permissivité et libéralité, qui l'oblige à prendre l'initiative du geste quand il lui semble opportun. Chacun doit faire preuve aussi de loyauté en ne volant pas la marchandise de son voisin. Si le vol est un motif de rupture d'amitié, une attitude correcte inspire au contraire le respect et la confiance. Elle est le prémisse nécessaire d'une solidarité enfantine. (Julie Delalande : «La cour de récréation - Contribution à une anthropologie de l’enfance- Presses Universitaires de Rennes - 2001)

 

Document 23

Aux États-Unis, Burris (1983) s'est demandé comment les enfants attribuaient une valeur à une marchandise : « pour les plus jeunes (4-5 ans), cette valeur est relative à la taille des objets ; vers 7-8 ans, c'est leur utilité ou leur fonction qui fait leur valeur, puis, vers 11 ans les coûts de production (la qualité et la quantité des matières premières, le nombre d'intervenants et leurs compétences). Il n'a trouvé que peu d'éléments faisant référence à l'offre et à la demande ». Cette notion n'apparaît qu'à partir de 13 ans. (D. Lassarre : « Psychologie sociale et économie » - Armand Colin – 1995)              

 

Document 24 :

(…) les chercheurs ne font qu'étudier les pratiques enfantines des conduites économiques des adultes. Ils font remarquer que le jeu de billes, et on pourrait citer d'autres jeux (pogs, collections), dans les cours de récréation constitue un système écono­mique dont le fonctionnement est spécifique à chaque école. La valeur des billes repose sur le rapport entre l'offre et la demande qui n'a rien à voir avec leur valeur marchande* (* Ici, il s‘agit du prix de vente dans les commerces). Si un enfant se fait remplacer par un copain sur un coup diffi­cile, le partage des gains par le duo des vainqueurs n'est pas égal mais « équitable » : le propriétaire des billes reçoit toujours plus que le «travailleur » Enfin, il arrive qu'un joueur particulièrement chanceux ou habile ou riche en billes, jette sa fortune en l'air en une sorte de défi, pour voir les autres se préci­piter pour les ramasser. Le troc est une activité importante dans les écoles primaires : là encore la notion de bon troc ou de mauvais troc n'a rien à voir avec la valeur marchande des objets troqués. Les objets interdits par les parents ont une valeur supérieure, tout comme ceux qui maintiennent l'amitié ou qui, au contraire, ravivent une compétition systématique entre deux enfants. Quand les enfants sont plus âgés, les jeux de société comme le Monopoly fournissent de bons exemples des stratégies personnelles de prise de risque qui sont vécus chez les jeunes aussi fortement que des prises de risque réelles.(D. Lassarre : « Psychologie sociale et économie » - Armand Colin – 1995)

 

Document 25

La socialisation de la propriété chez l'enfant commence avec la manipulation des jouets donnés au bébé. Jusqu'à l'âge de cinq ans, l'enfant ne fait pas la distinction entre les objets qu'il désire et les objets qu'il possède. Vers six ans, la conception de la propriété reste liée au contact physique avec l'objet (les passagers sont propriétaires de l'autobus). Puis le propriétaire devient celui qui exerce le plus de pouvoir (le conducteur du bus). Au cours du troisième stade, le propriétaire de l'autobus est celui qui donne des ordres, y compris au conducteur, il est confondu avec l'employeur. À douze ans, le préadolescent distingue la simple possession d'un objet de sa propriété qui passe habituelle­ment par son acquisition par le don ou par l'achat ; ainsi le propriétaire de la société d'autobus peut ne pas avoir de contact avec l'autobus, ni avec le personnel de la société. (D. Lassarre : « Psychologie sociale et économie » - Armand Colin – 1995)

 

PARTIE III : CONFLITS ET LEADERS

LA BAGARRE

Document 26 : De la bagarre à la baston

Dans une cour de récréation, la bagarre se décline au moins sous trois formes. Elle est connue avant tout comme une agression réelle entre enfants qui vient souvent régler une première agression verbale ou un désaccord. Dans ce cas, elle apparaît comme la solution la plus directe pour répondre à l'affront et laver son honneur, pour imposer son point de vue. La bagarre est aussi pratiquée sous forme de jeu, ins­piré de dessins animés et de jeux vidéos dont on imite les héros ou inventé en fonction des opportunités. Le jeu initial n'empêche pas un dérapage qui le transforme en provocation véritable. Celle-ci devient pour certains enfants un outil privilégié pour se constituer une auto­rité. La bagarre se décline enfin en un processus de séduction entre garçons et filles qui se rapprocherait d'un jeu tout en comprenant cer­tains aspects d'une attaque sérieuse, la relation entre les sexes étant par essence une relation d'opposition. (...) La forme de cet affrontement à l'école rurale de la Colline diffère pourtant des autres. En ville, elle trouve une inspiration visible dans la culture télévisuelle, empruntant des figures — katas — aux arts martiaux asiatiques: À la campagne elle est un corps à corps qui se joue à terre et qui rappelle des romans du début du siècle tels que La guerre des boutons. C'est tout le contact au corps de l'autre qui diffère de celui des écoles citadines. Les filles se violentent facilement, se tirent les che­veux, se pincent, se bousculent et les garçons se roulent dans la pous­sière. (...) Les enfants s'indignent en particulier d'une agression d'un grand envers un cadet pour lequel ils peuvent être prêts à se battre car s'il est courant que les plus âgés profitent de leur supériorité corporelle sur leurs cadets, il est aussi admis de tous que cette pratique est immorale : À l'école élémentaire des Landes, une fille dispute un garçon parce qu'il a frappé un enfant plus petit que lui. Elle ne défend pas sa propre cause mais celle du petit, victime d'injustice. L'enfant de CP avait traité le plus grand de « connard » qui l'avait frappé en réponse, attitude jugée déloyale par la fille en raison de la différence d'âge. Elle lui dit sur un ton autoritaire, avec une tête de plus que lui : Tu me taperais si je te disais "connard" comme le CP? (...) La cohérence interne des groupes de pairs, qui s'organise autour des leaders, est le fait d'une volonté de fixer un lien social et les tumultes qui l'accompagnent n'enlèvent rien à l'idée que l'ensemble des enfants d'une cour s'apparente à une micro-société car, comme l'a écrit G. Balandier, « la société s'appréhende comme un ordre approximatif et toujours menacé; à des degrés variables selon ses types ou ses formes, elle est le produit des interactions de l'ordre et du désordre, du déterminisme et de l'aléatoire » (1988 : 68). (Julie Delalande : «La cour de récréation - Contribution à une anthropologie de l’enfance- Presses Universitaires de Rennes - 2001)

 

  • LE LEADER

Document 27

À l’école maternelle, les enfants rencontrés organisaient beaucoup leurs relations de manière hiérarchique autour d’un leader, un « chef» (selon leur terme) qui décide à quoi on joue et qui participe, veille au bon déroulement du jeu et gère les conflits entre les joueurs. Profitant de sa reconnaissance sociale par le groupe, il se garde le meilleur rôle et prend plaisir à soumettre ses pairs à son autorité (Delalande Julie, « Des recherches sur l'enfance au profit d'une anthropologie de l'école », Ethnologie française, 2007/4 Vol. 37)

 

PARTIE IV : LE RÔLE DE  LA TRANSGRESSION - COMPTINES ET GROS MOTS

I) LA COMPTINE COMME FORME DE LITERATURE ORALE

Document 28

Ne faut-il voir dans les comptines qu'un simple divertis­sement futile et naïf, ad usum Delphini, et dont les adultes s'enchantent encore parce qu'ils y retrouvent un écho de l'âge heureux par excellence ? Ce serait leur accorder trop et trop peu d'attention. S'il suffit pour la satisfaction commune que, par une laisse de mots ou de sons, soit évoquée l'atmosphère de la cour d'école, de la ruelle, de la prairie où naguère, sinon jadis, gamins et gamines ouvraient un jeu par la comptée, ce plaisir passif de la résurrection des souvenirs, cet attendrissant regret du bon vieux temps, ne sont pas incompatibles avec les ren­seignements d'ordre psychologique, philologique et sociolo­gique qu'on peut tirer des formulettes enfantines. Leur étude nous confronte d'abord à la notion de tradi­tion orale et nous reporte aux époques immémoriales où des vérités principielles semblaient inspirer et régler tout le sys­tème du monde et en transmettre les lois aux sociétés humaines sous forme de rites, de préceptes, de mythes et de légendes traduits en coutumes qui régissent les actes, les accompagnent et leur donnent un sens. Ces vérités présen­taient le double caractère du Sacré et du Secret. Leur trans­mission s'opérait par étapes, par degrés, à certaines conditions et uniquement par la voie orale : inutile d'insister sur l'impor­tance magique de la parole, du verbe. (...) Un peu de cette attitude mentale subsiste dans l'emploi des formulettes enfantines qui sont effectivement un rituel de jeu. Pour en saisir les manifestations il suffit de regarder vivre les enfants aux moments où ils ont une existence auto­nome, c'est-à-dire aux instants où ils échappent aux con­traintes du milieu adulte : ordres et interdits familiaux, sco­laires et sociaux. L'enfant, peu ou prou, s'est toujours sous­trait à ces règles chaque fois qu'échappant aux impératifs et à la surveillance des adultes il a pu librement se réunir avez d'autres enfants et constituer ainsi, en des occasions plus ou moins fréquentes, des groupes, des sociétés n'existant que pour des fins proprement enfantines et soumises à une sorte de législation interne. Ces petites sociétés closes, ces communautés de jeu, pos­sèdent comme tous les groupes humains fermés, leur cérémo­nial, leur coutume au formalisme précis, hérités de la généra­tion, enfantine précédente et auxquels se soumettent stricte­ment et sans discussion tous les membres du groupe. Par là l'enfant apprend l'existence et l'observance d'un code à sa mesure, et ce code est rarement transgressé alors que l'enfant est tout instabilité. (Jean Baucomont (dir) : « Comptines de langue française » - Seghers – 1961)

 

Document 29

Une souris verte

Qui courait dans l'herbe, Je l'attrape par la queue,

Je la montre à ces messieurs. Ces messieurs me disent : Trempez-la dans l'huile, Trempez-la dans l'eau,

Elle deviendra un escargot Tout chaud.

Alsace, Ardennes, Armagnac, Artois, Auvergne, Béarn, Berry, Bourbonnais, Bourgogne, Bresse, Bretagne, Cévennes, Champagne, Dauphiné, Flandre, Comté Franche-Comté, Gascogne, Guyenne, Ile-de-France, Landes, Languedoc, Limousin, Lorraine, Lyonnais, Maine, Comté de Nice, Normandie, Orléanais,Périgord,  Picardie, Poitou, Provence, Roussillon, Saintonge, Savoie, Val-de-Loire, - Tunisie, Haïti, Suisse romande, Wallonie, Bruxelles.

Souvent une formule terminale passe-partout clôture la formulette après le Bers; en voici une de Wallonie : Pim pomme d'or, tirez la chalette, Pim pomme d'or, tirez-la dehors!

Une autre de Champagne :

Pin pan d'or, la baguette, la baguette;

Pin pan d'or, la baguette sera dehors

Avec son petit cheval d'or

Qui fait des crottes d'or

Plein son panier d'or.

(Jean Baucomont (dir) : « Comptines de langue française » - Seghers – 1961)

 

II) LA COMPTINE EST UE FORME DE RITE D’ENTREE

Document 30

  • Une auto qui sort du garage. Où va-t-elle ?
  • A Genève.
  • As-tu de la parenté à Genève ?
  • Puisque tu en as,
  • Tu sortiras.
  • Puisque tu n'en as pas,
  • Tu colleras.

Suisse romande. En allemand aussi existe une série de comptines sur l'automobile : la plus ordinaire demande quel numéro elle porte.

*

Un hélicoptère Se pose sur terre,

Tourne ses grands bras.

Un deux trois, Ce sera toi.

Ile de la Réunion.

(Jean Baucomont (dir) : « Comptines de langue française » - Seghers – 1961)

 

III) LA COMPTINE ET LA TRANSGRESSION DE L’INTERDIT.

Document 31

J'ai trouvé, au cours de mon enquête (Les gros mots des enfants), une remarquable pérennité des thèmes, des variantes, et même du vocabulaire employés. Concrètement, je connaissais la majorité des mots, histoires ou comptines proposés par les enfants d'aujourd'hui. Cela semble largement confirmé par les références historiques proposées dans le livre de Gaignebet (Le Folklore obscène des enfants) Celui-ci s'appuie en particulier sur un ouvrage de Van Gennep, qui prend sa documentation à partir de 1937, ainsi que sur une enquête de Baucomont, datée de 1931. Il va même chercher des textes beaucoup plus avant dans l'histoire, jusqu'au XVIe siècle et en deçà. Or on s'aperçoit, à travers les sources les plus anciennes, que les thèmes du folklore enfantin demeurent étonnamment stables : le pet, le loup, la merde. En fin de compte, ce n'est d'ailleurs pas si étonnant que ça, si on considère la place de la fantasmatique anale dans la structuration de la personnalité. (…) les enfants, même les tout-petits, adorent dire des gros mots. Après avoir laissé parler des mômes de 3 à 8 ans, Patrick Boumard montre que l'usage des gros mots est général, utile et même nécessaire : tous les enfants en disent, ils structurent leur personnalité en jouant — verbalement — avec la merde ; ils répondent par ce moyen collectif aux commandements et contraintes des adultes. (…)Le plaisir de jouer avec les mots, le difficile travail de la transgression, le sens de l'humour sans méchanceté, la jubilation de rouler les adultes qui n'y comprennent rien et sont toujours à côté de la plaque, c'est tout cela que les enfants m'ont donné à apercevoir. Le formidable déferlement de rires qu'occasionnent les jeux avec la merde m'a semblé infiniment riche et plein de vie  (Patrick Boumard, docteur en Sciences de l'Éducation : « Les contes pour enfants malpolis »)

 

Document 32

Les enfants n’attendent pas la permission des adultes pour se raconter entre eux des histoires que nous trouvons « salaces » et grossières. Ces comptines font partie de leur culture. Elles sont sans doute nées du besoin fondamental de symboliser les métamorphoses corporelles dont ils sont les sujets. Cela commence avec « caca boudin » et ça continue de manière plus élaborée avec les multiples formulations obscènes qui mettent en langage ce qu’ils vivent dans la réalité de leur corps.
Ces comptines peuvent être vécues comme « agressives », ou encore « transgressives » par les adultes qui se réfèrent à des valeurs d’usages qui sont morales ou bienséantes. Il n’empêche que pour construire son rapport au monde, l’enfant s’accompagne nécessairement d’une agressivité fondatrice indépendante, à l'origine, de tous usages et de toute morale. C'est par cette agressivité que l'enfant prend ses distances dans le rapport à ce qui peut lui sembler trop captatif.
(Patrick Boumard, docteur en Sciences de l'Éducation : « Les contes pour enfants malpolis »)

 

Document 33

L'autre jour l'idée m'est venue,
d'aller faire caca dans la rue
Le vent soufflait avec violence,
voilà ma crotte qui se balance
Ah mon Dieu que c'est embêtant
d'aller faire caca quand il y a du vent

Au clair de la lune

Trois petits salauds

Se tâtaient les prunes

Derrière un tonneau…

 

Le pet est un petit vent doux

Passant entre deux montagnes

Pour annoncer avec fracas

L'arrivée du général Caca.

(Périgueux actuel, garçon 10-12 ans) .

(Claude Gaignebet : « Le folklore obscène des enfants » - Maisonneuve et Larose-1980)

 

Document 34 : Le conte du loup et des trois animaux.

Nous avons pu consulter grâce à l'amabilité Mme Ténèze des MNATP les notes de Paul Delarue s ce conte. C'est le type A 124 de la classification Thompson qu'il intitule à tort « Blowing the House » dont le thème est le suivant : — Trois animaux construisent trois maisons. Loup arrive, détruit les deux premières maisons,mais échoue pour la troisième. A partir de ce moment, la situation est renversée, le Loup est trompé par l'habitant de la troisième maison, mutilé ou tué. Sur ce schéma type chaque variante française diffère des autres selon les critères suivants :

L'identité du constructeur. Parfois les animaux ne construisent pas leur maison eux-mêmes. Le « Petit bonhomme » de la version recueillie par G. Massignon (Contes de l'Ouest) construit des maisons pour la poule, la cane, le goret et une quatrième maison pour lui-même. Cette dernière maison ne joue cependant aucun rôle dans le récit.

La nature des maisons.Les matériaux sont des branches, de la paille, des planches,... L'essentiel est une gradation croissante de la solidité des cabanes./Le mode de destruction des cabanes.

Le loup souffle ou pète. En fait, même lorsque par euphémisation péter s'est transformé en souffler, le conte permet souvent de retrouver l'origine anale du souffle.

(Claude Gaignebet : « Le folklore obscène des enfants » - Maisonneuve et Larose-1980)

 

Document 35 : la comptine du loup qui pète

Il s'agit d'une des comptines les plus répandues du folklore enfantin. Elle forme les numéros 260 à 264 de la classification de Bodmer (page 45 et suivantes). Ainsi, un texte « type idéal » pourrait-il s'énoncer :

- Un loup passant dans le désert — Tout habillé de gris de vert ou — La queue levée le cul ouvert - Il fait un pet —. Pour qui - Pour toi - Retire-toi dans ta cabane en bois. (Claude Gaignebet : « Le folklore obscène des enfants » - Maisonneuve et Larose-1980)

 

Document 36 : Les grands thèmes du folklore obscène des enfants

La classification des textes pose certains problèmes. Il est indispensable de regrouper les textes qui traitent d'un même thème et d'en comparer les différentes variantes. La tâche est difficile car la « variation » peut porter, si nous étudions l'ensemble du folklore oral, sur plusieurs dimensions du texte. Variante de « Genres ». Un même thème peut être traité sous forme d'énigme, de chansons, de comptines, de poèmes, de jeux (cf supra le thème de la vieille qui pète dans l'église). (Claude Gaignebet : « Le folklore obscène des enfants » - Maisonneuve et Larose-1980)

 

Document 37

On voit maintenant en quoi l'enfance est obscène. De l'outil qu'il vient d'acquérir, l'enfant essaiera toutes les possibilités, sans se soucier des risques d'un « tel abus ». Aussi, lorsqu'il rencontrera la prohibition irrationnelle d'un certain domaine du langage, cherchera-t-il par tous les moyens à éviter cette censure. Nous avons pu dégager deux stades de cette tentative Dans la première phase (7 à 10 ans), l'enfant se contente le plus souvent de simples grossièretés ou d'un symbolisme élémentaire. Plus tard, avec l'acquisition progressive et la maitrise des figures de style, le folklore obscène fait appel à des formes plus allusives. Le langage obscène devient une langue secrète qu'il faut décrypter. Nous voyons dans le bouffon enfantin l'expression héroïsée des errements de l'enfance à la recherche d'une parole socialement non dangereuse. Ces maladresses volontaires et involontaires limiteront progressivement le champ des choses qu'il ne faut pas dire. (Claude Gaignebet : « Le folklore obscène des enfants » - Maisonneuve et Larose-1980)

 

Document 38

Une des traditions que les adultes voient souvent d’un mauvais œil se rapporte aux jeux de « touche-touche » où ceux qui se font toucher par le « loup » sont réputés porteurs d’un microbe, d’un virus ou d’un miasme imaginaire, et les porteurs permanents sont souvent exclus ou victimisés. La pratique est rare en France (mais certains jeunes lecteurs se souviendront peut-être de la varicelle ou de « chat-sida »), très répandue dans les pays anglo-saxons (où les enfants craignent d’attraper des « cooties ») et aussi en Inde, à Madagascar ou au Japon (Hirschfeld 2003 ; Morin 2008). Aux États- Unis, tout le monde connaît les cooties, mais c’est néanmoins essentiellement d’enfant à enfant que cette croyance se communique. (Olivier Morin, , « Pourquoi les enfants ont-ils des traditions ? », Terrain, n° 55, 2010)

 

PARTIE IV : LES GROUPES ET LES RESEAUX

  • LE RÔLE ESSENTIEL DU GROUPE

Document 39 :

La psychologie sociale s'est surtout intéressée aux petits groupes qui peuvent être distingués selon trois niveaux : les groupes primaires et secondaires ; les groupes formels et informels ; les groupes d'appartenance et les groupes de référence. — Le groupe primaire se caractérise comme une unité sociale restreinte dans laquelle les individus ont des relations directes, adhèrent aux valeurs qui leur sont proposées, expriment un fort sentiment de cohésion (Cooley, 1909 Une famille, un groupe d'amis, un groupe de voisins qui se connaissent bien sont des exemples de groupes primaires. Selon Cooley, leur caractéristique essentielle est le fait les relations entre les membres sont immédiates et personnelles ; c'est cet élément qui va le distinguer du groupe secondaire dans lequel les relations entre les membres ne sont ni directes ni personnelles ; le groupe secondaire désigne alors une organisation sociale telle une entreprise où les relations sont davantage déterminées par des codes et où les membres ont entre eux des relations plus ou moins impo­sées pendant la durée où ils sont ensemble. — Une deuxième distinction est celle des groupes formels et des groupes informels. Un groupe formel se caractérise par le fait qu'il correspond à une organisation définie ; les membres y ont une place assignée et des rôles prescrits, notamment par une structure hiérarchique ; une équipe de travail, un groupe d'étudiants de psychologie sont des exemples de groupes formels. À la différence de ces groupes, et parfois en leur sein, apparaissent des groupes informels ; ils se caractérisent par leur émergence imprévue ; les membres qui les composent y sont de leur plein gré ; les rôles joués par chacun ne sont pas imposés et le type d'inter­actions ne repose pas sur une structure hiérarchique. (...) — Une troisième distinction concerne les groupes d'appar­tenance et les groupes de référence. Elle a été introduite par Hyman (1942) ; il a montré que les groupes auxquels on appartient et qui sont censés avoir une influence importante nos attitudes et nos valeurs, ne remplissent que partiellement ce rôle. Des expériences portant sur des groupes d'étudian­ts ont montré qu'une partie de leurs membres adoptait normes de comportements qui n'étaient en fait pas celles des groupes auxquels ils appartenaient, mais de groupe qu'ils prenaient comme repères pour orienter leurs compor­tements ; de tels groupes auxquels on n'appartient pas réelle­ment, mais dont on veut s'approprier les valeurs, sont des groupes de référence. (...) Enfin, une dernière distinction peut être faite entre groupe conventionnel et groupe réel. Les groupes conventionnels désignent divers regroupements d'individus selon un certain nombre de critères communs extérieurs et qui permettent de dégager des catégories ; on va ainsi distinguer des groupes de personnes suivant leur profession, leur niveau de formation. leur mode de vie, etc. Les groupes sociaux réels désignent des groupes restreints et correspondent essentiellement aux groupes primaires. (G.N. Fischer : « La psychologie sociale » - Seuil – 1997)

 

Document 40 : La compétition intergroupe.

Les expériences les plus significatives sur ce point sont dues à Sheriff et Sheriff (1979) et se sont déroulées dans une colonie de vacances. À partir d'un groupe cohésif d'enfants de 12 ans coopérant pacifique­ment à des activités agréables, les expérimentateurs organisent deux groupes en séparant les meilleurs amis. Ces groupes accomplissent toujours des jeux impliquant une coopération de leurs membres, mais on instaure des jeux compétitifs où la victoire d'un groupe implique la défaite de l'autre. Le réseau des affinités se transforme en conséquence. Ceux qui étaient amis dans le groupe initial et qui ont été séparés le deviennent progressivement moins. Les amitiés tendent à se circonscrire dans l'intragroupe et les amitiés intergroupes tendent à disparaître. Enfin une forte hostilité intergroupe se développe entraînant insultes et bagarres. L'installation d'un compétition entre les groupes s'est traduite par une modification des perceptions, des sentiments et des actions vis-à-vis de l'autre groupe. Dans cette expérience, les deux groupes étaient formés à partir d'un seul groupe. Que se passe-t-il lorsque deux groupes indépendants et cohésifs sont mis en compétition ? Une seconde expérience de Sheriff montre qu'on obtient les mêmes effets que précédemment. La compétition intergroupe — ici l'organisation d'un tournoi — se traduit par des sentiments et des conduites hostiles vis-à-vis de l'autre groupe. (A.Blanchet-A. Trognon : « La psychologie des groupes »-Armand Colin – 1978)

 

  • LES RESEAUX

Document  41 : qu’est ce qu’un réseau ?

Un réseau social est un ensemble de relations entre un ensemble d’acteurs. Cet ensemble peut être organisé (une entreprise, par exemple) ou non (comme un réseau d’amis) et ces relations peuvent être de nature fort diverse (pouvoir, échanges de cadeaux, conseil, etc.), spécialisées ou non, symétriques ou non (Lemieux, 1999). Les acteurs sont le plus souvent des individus, mais il peut aussi s’agir de ménages, d’associations, etc. L’essentiel est que l’objet d’étude soit bien la relation entre éléments, autrement dit l’interaction ou l’action réciproque entre ces éléments. (Michel Forsé : « Définir et analyser les réseaux sociaux - Les enjeux de l'analyse structurale » - CNAF - Informations sociales n° 147- 2008/3).

 

INIMITIES DANS LA CLASSE : UNE REPRESENTATION EN RESEAUX

Document 42

L’enquête s’est déroulée sur deux années scolaires (de 2010 à 2012) dans deux écoles primaires situées dans l’Est parisien : l’école A, au recrutement social relati­vement mixte (d’après un comptage sur les CE1 et les CM2, 34 % d’enfants de cadres ou de professions intellectuelles supérieures, 28 % d’enfants de profes­sion intermédiaires, d’artisans ou de commerçants, et 38 % d’enfants d’ouvriers et d’employés) ; et l’école B, au recrutement social un peu plus favorisé (selon les mêmes critères, 49 % d’enfants d’origine supérieure, 29 % d’origine moyenne, et 22 % d’origine populaire). Nous nous sommes focalisés, dans chaque école, sur deux niveaux d’enseignement, le niveau CP (puis CE1 la deuxième année) et le niveau CM1 (puis CM2), soit des enfants pour la plupart âgés respectivement de 6-7 ans et de 10-11 ans, et une population globale de 104 enfants suivis. (Wilfried Lignier et Julie Pagis : « Inimitiés enfantines - L’expression précoce des distances sociales » -  Genèses 96, septembre 2014)             

 

Document 43

 

Document 44

 

Document 45

 

Document 46

 

Document 47

(..) en se déplaçant le long du réseau depuis son extrémité ouest, on trouve un premier sous-ensemble de garçons d’origine populaire et issus de l’immigration pour la plupart d’entre eux ; puis un sous-ensemble de garçons d’origine sociale moyenne ou supérieure, essentiellement non-issus de l’immigration ; et enfi n un sous-ensemble de filles, dont la structure sociale est plus complexe, mais qui ménage néanmoins une place distinctive pour un groupe central homogame de filles d’origine sociale moyenne et supérieure (les filles d’origine populaire occu­pant une place plus périphérique). Chez les CM2 de l’école B (graphe 4), les sous-ensembles homogames sont plus nombreux, mais on peut notamment distinguer : au nord-ouest, un groupe où semblent se retrouver des garçons d’origine populaire et issus de l’immigration (globalement peu nombreux, compte tenu du recrute­ment social plus élevé de l’école B) ; un groupe socialement similaire, mais féminin, au nord-est ; à l’inverse, au sud-est, un groupe très cohérent de filles toutes non-issues de l’immigration et d’origine sociale supérieure ; et deux groupes masculins socialement équivalent, au sud-ouest. Concernant les enfants plus jeunes, l’effet ségrégatif de l’origine sociale et migratoire paraît déjà opérant. Ainsi, chez les CE1 de l’école A (graphe 1), le groupe de garçons (au sud-ouest) est scindé en deux : partie gauche, un groupe de huit garçons d’origine sociale moyenne ou supérieure, dont un seul est issu de l’immigration ; partie droite, un groupe de quatre garçons, tous d’origine populaire et issus de l’immigration. Une partition assez similaire s’observe chez les fi lles (à l’est du graphe) de cette classe, cette fois entre la partie inférieure populaire et issue de l’immigration, et la partie supérieure, où les fi lles partagent une origine sociale plus favorisée – à cette difi érence près que dans cette seconde partie, une certaine mixité migratoire est observable. Concernant enfin le niveau CE1 de l’école B (graphe 2), la dispersion globale du réseau n’empêche pas de retrouver les logiques de ségrégation sociale dont il est ici question. Le principal groupe de filles (au nord-ouest du graphe) est en particulier quasiment non-mixte du point de vue de l’origine sociale et migratoire (à une enfant près, Fessal). À l’ouest du graphe, le grand groupe de garçons est également très ségrégé : il oppose, dans sa partie supérieure, une majorité d’enfants d’origine sociale moyenne et supérieure, et quasiment tous non-issus de l’immigration (à l’exception de quatre enfants sur dix-huit), à une minorité d’enfants, dans la partie inférieure, quant à eux tous issus de l’immigration et avec par contre une certaine mixité sociale.(…) enfants expriment leurs inimitiés.en faisant explicitement référence à des différences proprement sociales que les sont bien ceux que l’ordre social objectif tient à distance, ce n’est presque jamais si ceux qu’on n’aime pas (Wilfried Lignier et Julie Pagis : « Inimitiés enfantines - L’expression précoce des distances sociales » -  Genèses 96, septembre 2014) 

 

PARTIE V :  GROUPES SOCIAUX ET CLASSES SOCIALES

 

  • LA PERCEPTION DU MONDE SOCIAL CHEZ LES ENFANTS

Document 48

L’enquête de terrain a été menée en 2010-2011, auprès de 104 enfants âgés de 6 à 10 ans, scolarisés en cours préparatoire (CP), en CE2 et en CM1 ; ces enfants ont été recrutés dans deux écoles primaires publiques, situées dans un même quartier de l’Est parisien. Si ces deux écoles sont relativement mixtes, socialement et ethnique-ment, l’école A est nettement plus populaire que l’école B – à titre indicatif, pour les enfants les plus âgés du corpus (CE2-CM 1), dont il sera uniquement question ici 10, la moitié sont d’origine populaire dans l’école A contre à peine plus d’un cinquième dans l’école B. (…)Dans une première phase d’enquête, nous avons organisé une série de séances collectives (avec des groupes d’une douzaine d’enfants, d’une durée d’en­viron 45 minutes) au cours desquelles nous proposions aux enfants de réaliser des épreuves de classements de métiers (…) Un premier type de séance a consisté à distribuer à chaque enfant neuf étiquettes-métier 11 et à leur demander de les classer « de celui qui te paraît aller au-dessus de tous les autres jusqu’à celui qui te paraît aller au-dessous de tous les autres 12 », puis de coller les étiquettes sur une feuille. Un second type de séance a été l’occasion de demander aux enfants de classer les mêmes étiquettes, mais cette fois avec la consigne de les placer dans deux colonnes intitulées « riches » et « pauvres ». Une fois leurs classements terminés, nous organisions des discus­sions collectives – enregistrées et retranscrites – autour de ce qu’ils avaient fait.. Dans un second temps de l’enquête, nous avons fait le choix de mener des entretiens approfondis avec l’ensemble des enfants, en ayant recours à des « entretiens collectifs in situ . Nous avons ainsi réa­lisé trente entretiens d’un peu plus d’une heure en moyenne avec des enfants de CE2 et CM1 regroupés en binôme (Lignier Wilfried et Pagis Julie, « Quand les enfants parlent l'ordre social » Enquête sur les classements et jugements enfantins - Politix, 2012/3 n° 99)

 

Document 49 : La lutte des classements : qu’est-ce qu’un patron ?

Le 20 janvier 2011, école A, classe de CM1, dans la bibliothèque de l’école

Driss [père livreur dans un supermarché, mère femme de ménage 18] : Bah, les ouvriers c’est eux qui fait tout, hein ! Le patron, il est juste comme ça (s’allonge sur sa chaise, met les pieds sur la table), les pieds sur la table, il regarde la télé, dans son bureau [ ... ]

Camille [cadre dans le public, assistante sociale] : Mais il a une grande responsabi­lité, le patron d’une usine. [... ]

François [parents ouvriers du textile] (s’exprimant difficilement) : Pour faire archi­tecte, ça c’est mieux architecte, parce que ça c’est architecté...

Camille : bah oui [ ... ] n’empêche que patron d’usine ça a une plus grande respon­sabilité qu’un architecte.

Femi [père travaille dans les cartes téléphoniques, au Mali, mère secrétaire à l’UNESCO] : Quoi !? (Driss, Femi et Hakim tombent de leur chaise et font mine de s ’évanouir, exprimant ainsi leur désaccord) [... ]

Hakim [professeur de sport, au foyer] : Mais la responsabilité, en fait, c’est rien, hein ! Juste tu dis faire ça, faire ça, t’as un diplôme plus bac quatre ou je sais pas combien... C’est rien, tu dis « fais ça ! » et après c’est bon, hein !

Wilfried Lignier (WL) : Tu penses que c’est pas plus que ça ? C’est vrai c’est une ques­tion, est-ce que les patrons, c’est plus que faire ça, dire fais ça, fais ça ?

Driss : Au début, le patron, il gagne plein d’argent, il s’achète un yacht. Et après, dès que l’usine elle explose, bah il va dans un pays inconnu ! [... ]

Iris [géologue, chercheuse en physique] : ... Le patron d’une usine, ça fait quand même plein de choses, ça reste pas comme ça (croise les bras)...

Driss : Pourquoi tu défends Camille

(…)

Camille : Moi je trouve que c’est bien qu’ils soient plus payés que les ouvriers les patrons, parce que, comme je le dis toujours, c’est eux qui ont la plus grande res­ponsabilité ! Si les ouvriers, ils font une gaffe, c’est le patron qui se prend tout !

Femi (la coupe) : Non c’est les ouvriers ! [... ] parce que si lui il fait une gaffe, pour­quoi ça serait le patron qui prend ? Le patron il peut décider de tout, il peut dire, oui, « Tu nettoies ! », ou bien, « T’es viré ! ». Voilà, c’est pas le patron qui se prend !

Camille : Attends quelqu’un, disons un enfant tue quelqu’un par accident, c’est le parent qui va prendre tout ! [... ]

Driss : C’est grâce aux ouvriers qu’y a de la lumière, hein, c’est pas grâce au patron

Camille : Bah si !

Driss : Bah non, le patron, il reste là, il est allongé dans son fauteuil !

Camille : L’usine, elle appartient au patron, donc si... (devant la dénégation de quelques-uns :) Si ! Si !

Femi : Non ! Non ! Elle appartient à celui qui l’a créée ! Elle appartient à Nicolas Sarkozy !

WL : On se calme ! Bon Driss, il finit son argument

Driss : Bah oui, si dans une ville y a de la lumière, c’est grâce aux ouvriers, c’est pas grâce au patron, le patron y fait rien. Le patron il a pas de muscles, le patron !

Camille : Mais c’est pas une histoire de muscles ! »

En l’occurrence, les enfants tendent manifestement à classer à la fois avec les camarades de classe dont ils sont socia­lement proches – en termes d’origine sociale et de sexe – et contre les enfants dont ils sont socialement distants. Ainsi, les modes de classement et les maniè­res de les justifier tendent ici à opposer, d’un côté, deux filles blanches d’origine sociale favorisée (Iris et Camille) à trois garçons issus de l’immigration, d’ori­gine sociale plus modeste (Lignier Wilfried et Pagis Julie, « Quand les enfants parlent l'ordre social » Enquête sur les classements et jugements enfantins - Politix, 2012/3 n° 99)

Document 50

Des représentations antagonistes du métier de femme de ménage et de la place qu’on lui accorde dans la hiérarchie sociale s’opposent ici entre des enfants dont la mère (Driss) ou la tante (Femi) exercent ce métier et des enfants qui ont des femmes de ménage chez eux (Iris ou Camille). Pour les uns, l’étiquette « personne qui s’occupe du ménage » renvoie au travail maternel, et à l’humi­liation de leurs mères – là où, pour les autres, elle est associée à une employée de leurs parents : de manière significative, pour parler de ce métier, Iris dit « j’en ai une », Camille dit « la nôtre », soulignant la sujétion (Lignier Wilfried et Pagis Julie, « Quand les enfants parlent l'ordre social » Enquête sur les classements et jugements enfantins - Politix, 2012/3 n° 99)

 

Document 51

Le mimétisme – que nous interprétons comme une manifestation de l’in­térêt à classer comme ses proches – est présent du début à la fin de l’extrait : Femi reprend l’argument de Driss pour valoriser le vendeur de jouets (« tu peux donner des cadeaux à tes enfants ») ou dénigre « comme Amin » le métier d’infirmier ; Paul-Éric explique qu’il a classé le patron en dernier « exactement pour les mêmes raisons que Camille » ; Gaëlle justifie le rang de l’architecte en empruntant les termes de Paul-Éric (« j’aime bien faire des plans »), etc. Quant au terme « boniche », il est repris de manière insistante et provocatrice par l’ensemble des garçons d’origine populaire – Driss, Hakim, Femi, François et Amin.(…) En classant avec ses proches (en termes de classe et/ou de genre), on donne ainsi du poids à un argument ; mais on mutualise également les ressources pour justifier un classement. On voit d’ailleurs que plus la discussion avance plus les arguments sur les différents métiers se cristallisent, figeant en quelque sorte un espace structuré autour de deux classements antagonistes (…)Il est cependant des moments et des configurations dans lesquels des classe­ments alternatifs aux classements dominants sont exprimés, et plutôt que de les renvoyer à un « manque de réalisme », les prendre au sérieux permet de penser l’intérêt de certains groupes d’enfants à les produire.(…) La question de la définition d’un « bon métier », tout comme celle de l’im­portance et de la légitimité de l’argent entraîne un net clivage entre les tenants d’un classement fondé sur le niveau de diplôme et/ou le « sérieux » (« un métier c ’est pas seulement du plaisir », dit Camille) et les tenants d’un classement fondé sur la réussite économique et/ou le caractère ludique. Les premiers, issus des classes supérieures ont davantage intérêt à légitimer le classement dominant (type INSEE) là où les enfants d’origine populaire trouvent, dans le second clas­sement, un moyen de s’identifier au premier rang de celui-ci. Pour ces garçons d’origine populaire, le footballeur professionnel est une figure emblématique de réussite sociale à laquelle ils peuvent s’identifier (…) En étant attentif à la dimension langagière de leurs classements et de leurs jugements, on constate que la manière qu’ont les enfants de parler l’ordre social dépend des ressources culturelles globales qu’ils possèdent en propre, et du contexte symbolique qu’imposent ces institutions de l’enfance que sont par excellence la famille et l’école. En inscrivant ces jugements et ces classements dans les interactions entre enfants, on comprend qu’au-delà de la possibilité culturelle de juger et de classer, l’intérêt à le faire effectivement est un enjeu immédiatement relationnel. Face aux autres, c’est-à-dire en somme dans les conditions ordinaires de la pratique, classer signifie toujours se classer, se situer socialement. Cela se voit en particulier lorsque les enfants s’efforcent de rendre leurs classements conformes à ceux des enfants dont ils se sentent proches, et dont ils partagent typiquement l’appartenance de sexe et de classe. Cela se voit également lorsque de tels classements donnent lieu à des échanges très vifs entre enfants, qui sont manifestement des luttes pour imposer autant la légitimité des manières respectives de classer, que la légitimité de la situation sociale de chacun. Cette enquête montre ainsi comment les enfants expérimentent et s’appro­prient très tôt les rapports sociaux qui traversent le monde social 43, la socialisa­tion familiale et scolaire des enfants jouant un rôle majeur dans la construction de hiérarchies du monde social, de rapports de pouvoir et d’intérêts différenciés. (Lignier Wilfried et Pagis Julie, « Quand les enfants parlent l'ordre social » Enquête sur les classements et jugements enfantins - Politix, 2012/3 n° 99)

 

Document 52

l’origine sociale et le genre doivent de ce point de vue être prises en compte. La propension à fournir des descriptions détaillées, exhaustives, ou plus simplement le goût de parler de soi et des siens qui caractérise préférentiellement les enfants issus des classes moyennes et supérieures 27 – et qui marque d’ailleurs la forme générale des entretiens avec ses enfants 28 – semblent ainsi se retrouver dans leurs réponses à nos questions sur les métiers. Lignier Wilfried et Pagis Julie, « Quand les enfants parlent l'ordre social » Enquête sur les classements et jugements enfantins - Politix, 2012/3 n° 99

 

Document 53

Les variations de genre ont également leur importance. Pour ne prendre qu’un exemple, nous avons constaté que l’identification des métiers par les filles inté­grait volontiers, contrairement à celle des garçons, la dimension domestique de l’activité considérée, autrement dit ce qu’elle implique non seulement en termes de vie professionnelle, mais aussi de vie de famille. Sarah explique ainsi qu’elle ne voudrait pas devenir caissière (métier que sa mère exerce) parce qu’« on ren­tre tard » Lignier Wilfried et Pagis Julie, « Quand les enfants parlent l'ordre social » Enquête sur les classements et jugements enfantins - Politix, 2012/3 n° 99

 

Document 54

Le passage de l’identification au classement a correspondu, sur un plan concret, à un moment assez précis dans les entretiens : celui où nous avons demandé aux enfants, dans le prolongement explicite des séances collectives, s’ils estimaient que leurs propres parents, au-delà de leur métier particulier, étaient « riches » ou « pauvres ». De façon remarquable, les réponses faites à cette question nous ont rappelé immédiatement la distance existant entre le fait de classer des métiers abstraits, dans un cadre expérimental, et le fait de classer des métiers réels, ceux de personnes proches, dans le cadre d’une demande moins formalisée. Alors que les enfants n’ont presque jamais éprouvé des difficultés à coller nos neuf étiquet­tes de métiers dans une des deux colonnes « riches » et « pauvres » (et souvent du reste, en respectant un équilibre : quatre étiquettes d’un côté, cinq de l’autre), nos questions ad hominem sur la richesse ou la pauvreté ont suscité des compor­tements bien différents : très souvent, les enfants ont semblé gênés par ces ques­tions, et dans un grand nombre de cas, ils ont refusé de trancher, déclarant que leurs parents étaient « aucun des deux » (ni riches ni pauvres), « entre les deux », « normaux », « moyens », ou encore qu ’ils n’avaient « pas d’idées » sur cette ques­tion Lignier Wilfried et Pagis Julie, « Quand les enfants parlent l'ordre social » Enquête sur les classements et jugements enfantins - Politix, 2012/3 n° 99

 

ANNEXES : ELEMENTS THEORIQUES

 

Document 55

Du côté des concepts, le développement d’une socio­logie attentive au travail de l’individu comme acteur per­met de sortir d’une vision fonctionnaliste où les individus sont agis par les institutions sociales. L’enfant est perçu comme acteur de sa socialisation (Delalande Julie, « Des recherches sur l'enfance au profit d'une anthropologie de l'école », Ethnologie française, 2007/4 Vol. 37)

 

Document 56

En France, la dimension culturelle valorisée dans les travaux des anthropologues travaillant sur leur propre pays s’explique aussi par leur héritage des folkloristes qui, au XIXe siècle, ont procédé à la collecte d’un folklore en train de disparaître sous l’effet de l’industrialisation. C’est dans ce cadre que des données sur les jeux, comptines et autres productions enfantines sont recueillies [Baucomont, 1931], mais en étant malheureusement extraites de leur contexte social(…)Dans les décen­nies qui suivent, on trouve en Grande-Bretagne une ini­tiative assez similaire avec Iona et Peter Opie [1959 et 1969] qui ont collecté les traditions orales et les jeux des jeunes Britanniques, dans les cours d’école et dans la rue. (Delalande Julie, « Des recherches sur l'enfance au profit d'une anthropologie de l'école », Ethnologie française, 2007/4 Vol. 37)

 

Document 57

Sur la période contemporaine, la limite est plus floue entre le regard des sociologues et celui des anthropolo­gues porté sur les enfants au sein de l’école, car ils se nourrissent des théories et concepts des uns et des autres et travaillent parfois de concert [Danic, Delalande, Rayou, 2006]. Les recherches se caractérisent par le fait qu’elles s’intéressent d’abord au point de vue des enfants et utilisent pour cela plus volontiers les méthodes eth­nographiques. Les sociologues de l’école, attentifs au travail de l’acteur, abandonnent en partie une métho­dologie quantitative des années 1970 adaptée à l’analyse du fonctionnement de l’école comme institution sociale, et empruntent aux anthropologues leur méthode de recueil de données. (Delalande Julie, « Des recherches sur l'enfance au profit d'une anthropologie de l'école », Ethnologie française, 2007/4 Vol. 37)

 

Document 58

Auprès d’enfants, l’observa­tion participante est une technique qui, comme tout outil, doit faire l’objet d’une adaptation. Elle peut s’entendre dans une acception proche de celle de son introducteur Bronislaw Malinowski, qui exposait en 1922 la nécessité de « planter sa tente au milieu du village » afin de « saisir le point de vue de l’indigène » [1989 : 63]. On cherche ainsi à réduire la distance entre enquêteur et enquêtés afin de diminuer les effets de l’ethnocentrisme : comprendre l’autre à partir de ses représentations et non à partir des modes de pensée de la culture de l’enquêteur (Delalande Julie, « Des recherches sur l'enfance au profit d'une anthropologie de l'école », Ethnologie française, 2007/4 Vol. 37)

 

Document 59

C’est à la prestigieuse théorie « évolutionniste » d’Edward B. Tylor que le folklore enfantin a d’abord dû l’attention qui lui fut portée. Selon cette théorie, lorsqu’une société passe d’un stade d’évolution au suivant, les élites laissent au peuple les rites et les formules magiques tombées en désuétude et, de progrès en progrès, le peuple finit lui aussi par les abandonner aux enfants. Sur l’itinéraire qui mène des rites anciens à leur disparition, la culture enfantine est un terminus, et de ce fait un conservatoire (Tylor 1871 : chap. 3). Tylor ne témoigne pas de surprise particulière lorsque rapportant un jeu pratiqué par les enfants anglais de son époque et le comparant à un jeu décrit par Pétrone, il leur découvre une similitude frappante, similitude qui concerne jusqu’aux premières syllabes de la rime qui accompagne habituellement le jeu (documenté dans Opie & Opie 1969 : 295-301).(…)  Les comptines paraissaient offrir aux anthropologues de l’époque une fenêtre pour lire dans le passé humain le plus profond (…) Après Tylor, nombre d’anthropologues et d’historiens verront naturellement dans les jeux d’enfants des vestiges culturels. Dans l’étude qu’il consacre aux jeux des enfants dogons, Marcel Griaule entend illustrer « la théorie qui fait de très nombreux jeux l’aboutissement de systèmes sociaux désuets » (Griaule 1938 : 15). On la retrouve encore chez Philippe Ariès qui, à côté d’hypothèses inédites et controversées, récupère un vieux fond évolutionniste. Pour Ariès, « l’enfance devient le conservatoire des usages abandonnés par les adultes » (Ariès 1960 : 67). Comme Tylor avant lui, il note qu’un grand nombre de jouets d’enfants, comme le moulin à vent, la fronde ou le cheval de bois, imitent des façons de faire qui étaient autrefois celles des adultes. Comme lui, il cherche dans les religions païennes de l’Antiquité les ancêtres des jeux d’enfants du présent. À la Renaissance, affirme-t-il, dès trois ou quatre ans, les enfants partageaient les mêmes jeux que les adultes (ibid. : 67). C’est progressivement, au cours de l’époque moderne, que les deux sociétés, l’adulte et l’enfantine, se détachent – et dans la foulée de cette séparation, les sociétés enfantines héritent d’une partie des traditions auparavant partagées par tout le monde, et les conservent. Période de transition, les Temps modernes, du xvie au xviiie siècle, voient se mettre en place la différenciation graduelle de deux cultures : les jeux qui seront ceux des enfants y sont encore des jeux d’adultes. Versailles joue à colin-maillard, à la grenouille, à la main-chaude, à cache-cache ; on découvre les ombres chinoises et on collectionne les poupées. Au début du xixe siècle, c’est encore un public adulte qui se pressera pour découvrir le guignol lyonnais. Mais bien avant cela, on verra beaucoup de divertissements, comme le jeu de cerceau, être peu à peu restreints aux seules sociétés enfantines (ibid. : 56-101). Le glissement des pratiques adultes vers le répertoire enfantin est inexorable ; même un jeu comme « action ou vérité », avec tout ce qu’il a d’intéressant pour une société adulte, bascule vite dans la culture des enfants (Opie & Opie 1969 : 265-267), de même que colin-maillard (ibid. : 117-120). L’image victorienne d’une culture fossilisée a été abandonnée dans un grand nombre de travaux qui suivirent. Une thèse, cependant, n’a pas été abandonnée. Bien des spécialistes, en premier lieu les époux Opie, ont continué d’affirmer que lorsque les communautés d’enfants se mêlent de transmission culturelle, elles ne produisent pas moins de conservation culturelle que les cultures adultes normales, mais au moins autant, et parfois plus. Les communautés d’enfants, en ce sens, servent bien de « réfrigérateur » culturel – mais plus volontiers pour les jeux qu’ils ont inventés que pour de douteux vestiges de pratiques adultes défuntes (…)

En quoi les évolutionnistes avaient tort Contrairement à ce que croyait Tylor, aucun jeu d’enfant, pour ce qu’on sait, ne descend d’un rituel oublié. Ce ne sont pas non plus des avatars d’anciens passe-temps adultes, comme le pensait Ariès (…) (Olivier Morin, « Pourquoi les enfants ont-ils des traditions ? », Terrain, n° 55, 2010)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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