Questions sur l'enseignement de la monnaie

Ce dossier n'est pas destiné aux élèves mais à mes collègues de SES. Il s'agit de se demander si l'on doit toujours enseigner la monnaie selon la seule  "doxa" économiste ("fable du troc", primauté de la fonction de transaction, dématérialisation progressive,...). La "fable du troc" tient une place non négligeable dans ce questionnement et je lui ai par ailleurs consacré un article qu'on peut trouver sur mon autre site :  « Que faire de la fable du troc ?»

Dossier sur la question de l enseignement de l argentDossier sur la question de l enseignement de l argent (207.5 Ko)

Si on se risque à construire un « ideal type » de l’enseignement mainstream de la monnaie (puisqu’ on ne dit pas « argent »  quand on est économiste) peut se résumer par ces quatre éléments : I) La monnaie a été créé pour surmonter les difficultés du troc. II) La monnaie se reconnait en ce qu’elle a trois et  seulement trois fonctions. III) Il y a dématérialisation progressive de la monnaie IV) La monnaie est neutre, dernière condition particulièrement discutée au sein des économistes mais toutefois dominante. Chacune de ces affirmations est au moins discutée par les recherches anthropologiques, voire totalement invalidées.  Chez Smith (document 1), la division du travail succède à l’autarcie et les surplus dus à la division du travail vont entrainer un échange, d’abord sous forme de troc puis monétarisé. Dans le document 2 (Samuelson), il apparait clairement que la monnaie ne peut pas être désirée pour elle-même et que la seule fonction importante est la fonction de transaction. Mais il indique qu’il s’agit d’une « reconstruction historique selon des hypothèses logiques » . Dans l’extrait de Lipsey et Steiner (document 3), on ne retrouve pas ce caractère hypothétique Graeber indique clairement le caractère mythique de cette fable du troc  (document 4). Alain Testart tient le même propos et rapelle que la première monnaie n’est pas matérialisée (la monnaie d’avant la monnaie » selon ses termes- cf document 5). Tout mythe est fondateur, ce que rappelle Graeber (document 6) Il  n’y a pas unicité du phénomène monétaire et historiens et anthropologues seront amenés à faire des analyses différentes (document 7et8). Testart remet à sa place le deuxième mythe de l’universalité de l’homo oeconomicus (document 9). Mais il faut aussi remettre en cause la croyance de l’ancienneté du troc et de la modernité du crédit (Graeber –document 10). Dans le document 11, Testart s’éloigne d’un certain nombre d’anthropologues puisque , contrairement à ceux ci, il pense qu’il existe des « sociétés primitives » sans monnaie.  Les documents 12 à 21 traitent de la question des « fonctions » de la monnaie réduites à trois fonctions (voire à une seule dans le cas de la monnaie voile), les anthropologues , eux insistent, sur une quatrième fonction, la fonction de paiement et testart montre que la monnaie peut aussi ne pas assumer de fonction de transaction. Il insiste également sur les fonctions « non économiques » de l’argent. Par ailleurs, Jerome Blanc discute de la conception de la « monnaie pour tous usages » considérée comme universelle par le mainstream et comme spécifique des sociétés modernes par Polanyi (document 22) L’idée de monnaie neutre suppose qu’elle ne peut pas être désirée pour elle même et ne pas avoir d’effets sur la sphère réelle. (Document s 23 et 24) L’idée de dématérialisation de la monnaie au cours de l’Histoire gagnerait aussi à être sérieusement nuancée. Testart et  Thierry inversent la séquence en montrant que le troc n’existe sans doute que dans les sociétés récentes en crise et que la monnaie fiduciaire existe en Chine depuis longtemps (documents  25  à 31) Dans le document 32, Graeber dresse l’acte de décès de la théorie traditionnelle de la monnaie;

ANALYSES « MAINSTREAM » DE LA MONNAIE

Document 1 : la monnaie comme dépassement du troc chez Smith

La division du travail une fois généralement établie, chaque homme ne produit plus par son travail que de quoi satisfaire une très petite partie de ses besoins. La plus grande partie ne peut être satisfaite que par l'échange du surplus de ce produit qui excède sa consommation, contre un pareil surplus du travail des autres. Ainsi, chaque homme subsiste d'échanges et devient une espèce de marchand, et la société elle-même est proprement une société commerçante. Mais dans les commencements de l'établissement de la division du travail, cette faculté d'échanger dut éprouver de fréquents embarras dans ses opérations. Un homme, je suppose, a plus d'une certaine denrée qu'il ne lui en faut, tandis qu'un autre en manque. En conséquence, le premier serait bien aise d'échanger une partie de ce superflu, et le dernier ne demanderait pas mieux que de l'acheter. Mais si par malheur celui-ci ne possède rien dont l'autre ait besoin, il ne pourra pas se faire d'échange entre eux. Le boucher a dans sa boutique plus de viande qu'il n'en peut consommer, le brasseur et le boulanger en achèteraient volontiers une partie, mais ils n'ont pas autre chose à offrir en échange que les différentes denrées de leur négoce, et le boucher est déjà pourvu de tout le pain et de toute la bière dont il a besoin pour le moment. Dans ce cas-là, il ne peut y avoir lieu entre eux à un échange. Il ne peut être leur vendeur, et ils ne peuvent être ses chalands ; et tous sont dans l'impossibilité de se rendre mutuellement service. Pour éviter les inconvénients de cette situation, tout homme prévoyant, dans chacune des périodes de la société qui suivirent le premier établis­sement de la division du travail, dut naturellement tâcher de s'arranger pour avoir par devers lui, dans tous les temps, outre le produit particulier de sa propre industrie, une certaine quantité de quelque marchandise qui fût, selon lui, de nature à convenir à tant de monde, que peu de gens fussent disposés à la refuser en échange du produit de leur industrie. Il est vraisemblable qu'on songea, pour cette nécessité, à différentes denrées qui furent successivement employées. Dans les âges barbares, on dit que le bétail fut l'instrument ordinaire du commerce; et quoique, ce dût être un des moins commodes, cependant, dans les anciens temps, nous trouvons souvent les choses évaluées par le nombre de bestiaux donnés en échange pour les obtenir (…)On dit qu'en Abyssinie le sel est l'instrument ordinaire du commerce et des échanges; dans quel­ques contrées de la côte de l'Inde, c'est une espèce de coquillage; à Terre-Neuve, c'est de la morue sèche; en Virginie, du tabac; dans quelques-unes de nos colonies des Indes occidentales, on emploie le sucre à cet usage, et dans quelques autres pays, des peaux ou du cuir préparé; enfin, il y a encore aujourd'hui un village en Écosse, où il n'est pas rare, à ce qu'on m'a dit, de voir un ouvrier porter au cabaret ou chez le boulanger des clous au lieu de monnaie. Cependant, des raisons irrésistibles semblent, dans tous les pays, avoir déterminé les hommes à adopter les métaux pour cet usage, par préférence à toute autre denrée. Les métaux non seulement ont l'avantage de pouvoir se garder avec aussi peu de déchet que quelque autre denrée que ce soit, aucune n'étant moins périssable qu'eux, mais encore ils peuvent se diviser sans perte en autant de parties qu'on veut, et ces parties, à l'aide de la fusion, peuvent être de nouveau réunies en masse; qualité que ne possède aucune autre denrée aussi durable qu'eux, et qui, plus que toute autre qualité, en fait les instruments les plus propres au commerce et à la circulation. (…) Différentes nations ont adopté pour cet usage différents métaux. Le fer fut l'ins­tru­ment ordinaire du commerce chez les Spartiates, le cuivre chez les premiers Romains, l'or et l'argent chez les peuples riches et commerçants. (…) L'usage des métaux dans cet état informe entraînait avec soi deux grands incon­vénients : d'abord, l'embarras de les peser, et ensuite celui de les essayer. Dans les métaux précieux, où une petite différence dans la quantité fait une grande différence dans la valeur, le pesage exact exige des poids et des balances fabriqués avec grand soin. (…)Cependant, nous trouverions excessi­ve­ment incommode qu'un pauvre homme fût obligé de peser un liard chaque fois qu'il a besoin d'acheter ou de vendre pour un liard de marchandise. Mais l'opération de l'essai est encore bien plus longue et bien plus difficile; et à moins de fondre une portion du métal au creuset avec des dissolvants convenables, on ne peut tirer de l'essai que des conclusions fort incertaines. Pourtant, avant l'institution des pièces monnayées, à moins d'en passer par cette longue et difficile opération, on se trouvait à tout moment exposé aux fraudes et aux plus grandes friponneries, et on pouvait recevoir en échange de ses marchandises, au lieu d'une livre pesant d'argent fin ou de cuivre pur, une composition falsifiée avec les matières les plus grossières et les plus viles, portant à l'extérieur l'apparence de ces métaux. C'est pour prévenir de tels abus, pour faciliter les échanges et encourager tous les genres de commerce et d'industrie, que les pays qui ont fait quelques progrès considérables vers l'opulence ont trouvé nécessaire de marquer d'une empreinte publique certaines quantités des métaux particuliers dont ils avaient coutume de se servir pour l'achat des denrées. De là l'origine de la monnaie frappée et des établissements publics destinés à la fabrication des monnaies; institution qui est précisément de la même nature que les offices des auneurs et marqueurs publics des draps et des toiles. (…) C'est de cette manière que la monnaie est devenue chez tous les peuples civilisés l'instrument universel du commerce, et que les marchandises de toute espèce se vendent et s'achètent, ou bien s'échangent l'une contre l'autre, par son intervention. (Adam SMITH : « de l'origine et de l'usage de la monnaie -  Chapitre IV » - RECHERCHES SUR LA NATURE ET LES CAUSES DE LA RICHESSE DES NATIONS - LIVRE I - 1776)

Document 2 : Samuelson

Le troc réalise un grand progrès par rapport à un état de choses dans lequel chaque homme doit pratiquer tous les métiers sans réussir dans aucun et nous devons une grande reconnaissance aux deux premiers hommes-singes qui ont soudainement entrevu la possibilité d'améliorer leurs sorts respectifs en abandonnant une fraction d'un bien contre une fraction d'un autre bien. Néanmoins, le troc pur fonctionne avec des inconvé­nients si grands qu'une division du travail extrêmement élaborée serait proprement impensable à défaut de l'introduction d'un autre grand progrès — l'emploi de la monnaie. Dans toutes les civilisations, sauf les plus primitives, les hommes, au lieu d'échanger directement une marchandise contre une autre, vendent une marchandise contre de la monnaie, puis utilisent cette monnaie pour acheter les marchandises qu'ils désirent.  (…) Si nous avions à reconstruire l'histoire selon des hypothèses logiques, nous supposerions naturellement qu'à l'âge du troc a dû succéder l'âge de la monnaie-marchandise. MONNAIE-MARCHANDISE. Historiquement, des marchandises extrêmement variées ont joué, à telle ou telle époque, le rôle de médium des échanges : bétail (d'où dérivent la racine latine pécus de « pécuniaire » et aussi le terme « capital » dérivé de « cheptel » — têtes de bétail), tabacs, cuirs et peaux, fourrures, huile d'olive, bière ou spiritueux, esclaves ou femmes, cuivre, fer, or, argent, anneaux, diamants, grains d'ambre, coquillages, gros rochers, bornes et mégots de çigarettes. (…) PAPIER-MONNAIE. A l'âge de la monnaie-marchandise a succédé l'âge du papier-monnaie. L'essence de la monnaie, sa nature intrinsèque, est symbolisée par un billet de papier. La monnaie, en tant que monnaie, et non pas en tant que marchandise, est désirée, non pas pour elle-même, mais pour les choses qu'elle permet d'acheter ! Nous ne désirons pas faire directement usage de la monnaie, mais bien plutôt l'utiliser en nous en défaisant. Même quand nous préférons l'affecter à des fins de thésaurisation, sa valeur provient du fait que nous pourrons la dépenser ultérieurement. (P Samuelson : «  L’Economique » - Armand Colin - 1972)

Document 3 : LES ORIGINES DE LA MONNAIE MÉTALLIQUE

Les origines de la monnaie se perdent dans la nuit des temps ; la plupart des tribus primitives que  l'on connaît aujourd'hui ont utilisé la monnaie. La faculté qu'a là monnaie de libérer les individus des contraintes du troc explique son utilisation rapide dès l'apparition d'un bien faisant l'objet d'une acceptation généralisée. Toutes sortes de biens ont été utilisés comme mon­naie, à un moment ou à un autre, mais les métaux précieux sont rapidement apparus comme les plus satisfaisants. Ils faisaient l'objet d'une demande importante et permanente de la part des individus les plus riches pour des motifs de décoration et leur offre était permanente (parce qu'ils ne s'usaient pas facilement). (Lipsey et Steiner : « Analyse économique (economics) » - Cujas – 1983)

II) LA MONNAIE A-T-ELLE ETE INVENTEE POUR SURMONTER LES INSUFFISANCES DU TROC ?

Document 4

Pratiquement tous les manuels d'éco­nomie aujourd'hui en usage exposent le problème de la même façon. Historiquement, observent-ils, nous savons qu'il a existé une époque où il n'y avait pas de monnaie. À quoi pouvait-elle ressembler? Eh bien, imaginons une économie un peu comme la nôtre, sauf qu'il n'y aurait pas de monnaie. Franchement, ce ne serait pas pratique ! On a sûrement inventé la monnaie par souci d'efficacité. Pour les économistes, l'histoire de la monnaie commence toujours par un monde imaginaire du troc. Le problème est de localiser ce fantasme dans le temps et dans l'espace : parlons-nous des hommes des cavernes, des insulaires du Pacifique, des Indiens du Far West ? Un manuel, celui des économistes Joseph Stiglitz et John Driffill, nous emmène manifestement dans une ville imaginaire de Nouvelle-Angleterre ou du Midwest : on peut imaginer un paysan à l'ancienne qui fait du troc avec le for­geron, le tailleur, l'épicier et le médecin dans sa petite ville. Mais pour que le troc simple fonctionne, il doit y avoir une double coïncidence des besoins. [...] Henri a des pommes de terre et veut des chaussures, Joseph a une paire de chaussures en trop et veut des pommes de terre. Le troc peut les satisfaire tous les deux. Mais si Henri a du petit bois et que Joseph n'en a pas besoin, comment obtiendra-t-il par le troc les chaus­sures de,Joseph? Il faudra que l'un des deux ou les deux aillent chercher d'autres personnes dans l'espoir d'organiser un échange multilatéral. La monnaie permet de simplifier considérablement l'échange multilatéral. Henri vend son petit bois à quelqu'un d'autre contre de l'argent, et il utilise cet argent pour acheter les chaussures de Joseph4. Répétons-le : ce n'est qu'un pays imaginaire, qui ressemble beaucoup à ceux d'aujourd'hui — sauf qu'on en a retiré, on ne sait comment, la monnaie. Par conséquent, tout est absurde : quel être doué de raison ouvrirait une épicerie dans un endroit pareil ? Et comment ferait-il pour l'approvisionner? Mais laissons cela. Si tous les auteurs qui écrivent un manuel d'économie s'estiment tenus de nous raconter la même histoire, la raison est simple. (…) (D. Graeber : « Dette : 5000 ans d’Histoire »- Les liens qui Libèrent – 2013 – page 32)

Document 5 : Pourquoi la monnaie?

On connaît les raisonnements des économistes cherchant à montrer   comment la monnaie a été inventée pour suppléer aux inconvénients majeurs du troc. Ils ne sont pas dénués d'humour comme lorsqu'on évoque le tailleur sur le point de mourir de faim parce qu'il ne réussit pas à trouver un seul boulanger ayant besoin d'un costume. On les critique beaucoup en disant que cette histoire qu'ils nous content est fausse. Mais s'agit-il bien d'histoire? Il s'agit plutôt de pensée mythique. Il est dans la nature du mythe d'imaginer une histoire à l'issue de laquelle se retrouvent certaines insti­tutions du temps présent qui se trouveront ainsi d'autant mieux légiti­mées que paraît plus absurde et aberrant le temps pendant lequel il a imaginé leur absence. Il en va des raisonnements économistes comme du contrat social à propos duquel personne n'a jamais pensé que les hommes s'étaient un jour réunis pour passer entre eux ce fameux contrat. Le contrat social est un mythe fondateur qui tire toute sa force de l'hor­reur de l'époque où chacun, pour reprendre la formulation hobbesienne, faisait la guerre à chacun. Les raisonnements des économistes ne sont que des raisonnements et tirent leur force des inconvénients du troc. C'est dans le plus pur style du siècle des Lumières. La forme narrative n'est qu'un agrément pour les faire passer, tout au plus une métaphore. En tant qu'histoire, ils sont faux : toute l'ethnographie est là pour montrer la facilité d'échanges conduits sans monnaie. Mais tout en étant faux, ils sont plus intéressants que tout ce que l'on nous sert actuellement sur la monnaie comme « institution fondamentale » et présumée universelle de la société. Ils permettent au moins de se demander: pourquoi la mon­naie? (Alain Testart Moyen d'échange/ moyen de paiement- Des monnaies en général et plus particulièrement des primitives- in  A. Testart (dir) : « Aux origines de la monnaie »-Ed. Errance  - 2001 –p.45)

Document 6

 Mais l'essentiel est qu'aujourd'hui cette his­toire est devenue, aux yeux de la plupart des gens, du simple bon sens. Nous l'enseignons aux enfants dans les manuels scolaires et les musées. Tout le monde la connaît. «Autrefois, on faisait du troc. C'était difficile. Donc on a inventé la monnaie. Et plus tard il y a eu le développement de la banque et du crédit. » Tout cela constitue une progression parfaitement simple et directe, un processus d'affinement et d'abstraction croissants qui a porté l'humanité, logiquement et inexorablement, du troc préhistorique des défenses de mammouth aux marchés boursiers, fonds spéculatifs et dérivés titrisée. (...) Donc cette histoire est partout, C’est le mythe fondateur de notre système de relations économiques. Elle s’est ancrée si profondément dans le sens commun, même en des lieux comme Madagascar, que la  plupart des habitants de la planète seraient incapables d'imaginer une autre explication possible pour la création de la monnaie. Le problème est qu'il n'y a aucune preuve que les choses se soient passées de cette façon, et qu'une montagne de preuves suggère qu'elles ne se sont pas passées de cette façon. Cela fait maintenant des siècles que les explorateurs essaient de découvrir le fabuleux pays du troc. Aucun n'y a réussi. Adam Smith a situé son histoire dans l'Amérique du Nord aborigène (d'autres ont préféré l'Afrique ou le Pacifique). Dans son cas au moins, on peut dire qu'il était impossible de trouver des données fiables sur les systèmes économiques des indigènes américains dans les biblio­thèques écossaises de son temps. Mais, au milieu du XIXè siècle, les études de Lewis Henry Morgan sur les Six Nations des Iroquois, entre autres ouvrages, ont été publiées avec un fort tirage — et elles expliquaient clairement que la principale institution économique des nations iroquoises était la «maison longue », où la plupart des biens étaient empilés puis alloués par le conseil des femmes, et que personne, jamais, n'avait échangé des têtes de flèche contre des morceaux de viande. Les économistes ont simplement choisi d'ignorer ces informations. Quand Stanley Jevons, par exemple, a écrit en 1871 le livre de référence sur les origines de la monnaie, il a pris directement ses exemples dans Adam Smith, où les Indiens échangent du chevreuil contre de l'élan et des peaux de castor, sans se référer aux descriptions réelles du mode de vie indien, qui mon­traient clairement que Smith avait tout inventé. À peu près à la même époque, missionnaires, aventuriers et administrateurs colo­niaux se sont déployés dans le monde entier, souvent en emportant le livre d'Adam Smith, car ils s'attendaient à trouver le pays du troc. Aucun ne l'a vu. Ils ont découvert une diversité presque infinie de systèmes économiques. Mais, à ce jour, personne n'a pu localiser une région du monde où la forme de transaction économique habi­tuelle entre voisins est du type «je te donnerai vingt poulets contre cette vache». (D. Graeber : « Dette : 5000 ans d’Histoire »- Les Liens qui Libèrent – 2013- pages 38-39)

Document 7

Voilà donc mise à mal la vieille conception économiste — que l'on fera remonter, selon les goûts, à Adam Smith ou à Aristote — qui voudrait que la monnaie ait été inventée pour remédier au troc et faciliter les échanges au jour le jour entre les petits producteurs. Pourquoi donc la monnaie a-t-elle été inventée? Ici les réponses sont plus difficiles et l'ethnologie se sépare de l'histoire. La raison en est que les ethnologues ont affaire, pour l'essentiel, à des sociétés sans Etat, tandis que les antiquisants n'ont affaire qu'à des Etats, royaumes, empires ou Etats-Cités. Les causes de l'invention de la monnaie ne peuvent être les mêmes; d'ailleurs, la monnaie dont traitent les uns et les autres n'est pas, nous l'avons dit, exactement la même. Nous laisserons au lecteur le soin de découvrir ci-après les causes probables de l'invention monétaire dans les sociétés primitives pour ne commenter ici que les causes que les antiqui­sants lui assignent en Lydie au VI' siècle. Ils pensent que cette invention est liée au phénomène étatique; ils pensent ainsi de façon convergente, et cette opinion nous paraît raisonnable. Mais ils se séparent quant au rôle exact qu'il convient d'attribuer à l'Etat dans cette invention. Il y a, en gros, deux types d'interprétation possibles. La première, que l'on peut qualifier d'idéaliste, suit d'assez près les sources antiques. Elle s'appuie sur le rapprochement, tout à fait classique, entre le terme grec pour monnaie, nomisma, et celui de loi, nomos: la mon­naie participerait de ce grand mouvement de codification, de promulga­tion des lois, qui fonde le régime de la cité. (Testart (dir) : « Aux origines de la monnaie »-Introduction - Ed. Errance  - 2001- p.6-7)

Document 8

Le second enseignement est plus simple à tirer. Tous les livres d'économie politique, depuis toujours, supposent que la pièce de monnaie a été inventée pour garantir, de façon officielle, par l'Etat, la quantité de métal précieux qu'elle contenait. Ces mêmes livres supposent que tout n'aurait dégénéré qu'après. Or tout montre maintenant que la plus ancienne mon­naie n'est pas née pour cette raison. Elle est, beaucoup plus vraisemblable­ment, née d'abord comme une manipulation de l'Etat. Il est enfin une dernière considération — c'est peut-être la plus importante et c'est pourquoi je l'ai gardée pour la fin — qui permet de rela­tiviser l'opposition entre monnaie frappée et monnaie non frappée, entre monnaie d'Etat et monnaie d'une société sans Etat, entre histoire et ethno­logie. C'est la considération de la Chine qui représente un cas très particu­lier, merveilleusement documenté et présenté à la fin de ce recueil par François Thierry. Comme celles d'Orient ou d'Occident, les monnaies antiques chinoises furent métalliques mais sans être frappées. Ce n'est pas seulement qu'elles furent coulées, ce qui ne renvoie somme toute qu’à une différence technique, une différence quant au degré d'avancement de la métallurgie. Le point important est qu'elles ne furent pas marquées à l'ef­figie d'un souverain. L'Etat n'a pas le monopole de l'émission de la mon­naie. C'est une première différence avec notre tradition. Une différence de taille et presque un paradoxe. Comment se fait-il que l'Empire du Milieu, l'exemple par excellence de l'Etat despotique dans toutes les sciences sociales occidentales, ne se soit pas réservé le monopole monétaire? Pourquoi un tel libéralisme? Le Rider et d'autres antiquisants avec lui nous fournissent peut-être la solution lorsqu'ils remarquent que les grands empires territoriaux n'en avaient sans doute pas besoin. Les ressources financières qu'ils tiraient d'une multitude de sujets imposables étaient suf­fisantes. S'il est vrai que la monnaie est un tour inventé par l'Etat pour se procurer quelques bénéfices supplémentaires, on comprendra que les cités grecques, de taille petite et mal dotées financièrement, y aient eu recours. Mais alors pourquoi la Lydie, réputée inventrice, et pourquoi la Perse, si prompte à reprendre à son compte l'institution? La seconde spécificité de la monnaie chinoise est qu'elle est fidu­ciaire dans sa conception: les unités monétaires ont beau être en bronze, leur valeur ne correspond pas à la quantité de métal qu'elles recèlent. C'est là, évidemment, une différence fondamentale avec toute notre tradition monétaire fondée sur la comparaison entre la valeur nominale (ou faciale: celle qui est inscrite) et la valeur intrinsèque de la pièce (la valeur de la quantité de métal dont est composée la pièce). L'idée de base de toute la tradition occidentale, son idéal, est celle de la correspondance entre les deux valeurs. Cette problématique est inexistante en Chine, car la monnaie y est fondée sur d'autres conceptions. L'ampleur de la différence entre ces conceptions et les nôtres peut être illustrée par un fait: au début de l'his­toire monétaire chinoise, on a fabriqué des imitations de cauris en bronze. Ces imitations, ces premières unités monétaires, ne valent évidemment pas pour leur contenu en métal (sinon, on ne voit pas pourquoi elles auraient imité la forme du cauri), elles valent très certainement — nous ne pouvons en être certains — pour un cauri, ou à peu près pour un cauri. Dès l'origine, il y a donc une déconnexion entre la valeur de l'unité et la valeur de sa matière. A partir de là on comprendra aisément deux choses. D'abord, le fait que la Chine ait été la première à fabriquer des billets de banque, dont la caractéristique essentielle est que la valeur intrin­sèque (celle de la matière, du billet en tant que bout de papier) est nulle. Cette invention ne pose pas de problème parce que la monnaie est fidu­ciaire dès l'origine. Donc, là tradition chinoise en matière de monnaie fut beaucoup plus avancée que la tradition occidentale, incroyablement moderne puisqu'elle a inventé le papier-monnaie au Moyen Age alors que nous avons, quant à nous, attendu le XVIII' siècle. (Testart (dir) : « Aux origines de la monnaie »-Introduction - Ed. Errance  - 2001- P.9)

Document 9

Il nous paraît naïf de soutenir que pour pouvoir payer, il faut d'abord pouvoir compter. Cette priorité supposée de la représentation sur l'action relève d'une psychologie rationaliste un peu périmée. Il est tout aussi raisonnable de penser que les pratiques sociales s'imposent et impo­sent aux acteurs leurs représentations mentales. Il s'en faut d'ailleurs que la notion de paiement suppose une mesure précise ou un décompte rigou­reux: la plupart des peuples s'en sont passé et il leur a suffi de dire qu'ils devaient (et donc payaient) une semaine de travail ou une douzaine de poulets. Nous paraît naïf aussi le raisonnement de Walras qui dit que l'adoption de la monnaie comme étalon de valeurs simplifie radicalement les opérations mentales en substituant aux n (n-1)/2 rapports de valeurs entre n biens les n-1 prix une fois qu'un de ces biens a été pris comme éta­lon. Comme souvent chez Walras, les implications sociales tirées d'un calcul mathématique exact le sont dans l'ignorance complète de tout contex­te social. Aucun peuple n'est assez stupide pour ne pas savoir que, si un porc s'échange contre trois haches de pierre, une hache contre une poignée de plumes d'oiseaux du paradis et cette poignée contre un collier de coquillage long d'une coudée, un porc s'échange aussi contre un collier long de trois coudées. Ce ne sont pas 4.3/2 = 6 rapports de valeurs que les gens de ce peuple devront mémoriser, mais seulement 4, égal au nombre de biens échangeables dans cet exemple, lequel ne serait réduit que d'une unité, à 3, s'ils prenaient un des biens comme unité monétaire. La raison est qu'aucun peuple n'est dépourvu de la faculté de déduction: c'est ce que l'on voit chez les Aborigènes australiens, dont le niveau technolo­gique ne dépasse pas celui du Paléolithique, mais pourvus de systèmes de parenté dont la complexité défie encore la théorie anthropologique, qui quotidiennement déduisent la position parentale de telle personne du fait qu'elle se trouve être la fille d'un cousin croisé patrilatéral d'un grand père en ligne maternelle; c'est aussi ce que l'on voit pour la Nouvelle-Guinée à propos des échanges. Les incapacités supposées des peuples, et relevées avec complaisance par l'ethnographie d'autrefois, ne concernent que des thèmes typiquement occidentaux, que ce soit l'immortalité de l'âme ou le marché des changes, qui ne trouvent guère d'écho chez ces peuples. Mais sur les thèmes qui sont cruciaux pour eux — et il ne fait aucun doute que la parenté l'est pour les Aborigènes, tout comme les échanges le sont pour les Mélanésiens —, il n'y a nulle défaillance. Chaque société ne développe les capacités mentales de ses membres qu'en rapport avec les domaines de la vie sociale qu'elle privilégie. (Alain Testart Moyen d'échange/ moyen de paiement- Des monnaies en général et plus particulièrement des primitives- in  A. Testart (dir) : « Aux origines de la monnaie »-Ed. Errance  - 2001 – p.33)

Document 10

 En réalité, tout porte à croire que le troc n'est pas un phénomène particulièrement ancien, et qu'il ne s'est vraiment répandu qu'à l'époque moderne. Il est certain que, dans la plupart des cas que nous connaissons, il a lieu entre des personnes auxquelles l'usage de la monnaie est familier, mais qui, pour une raison quelconque, n'en ont pas beaucoup. Les systèmes complexes de troc surgissent souvent dans le sillage de l'effondrement d'une économie nationale : les exemples les plus récents sont la Russie dans les années 1990 et l'Argentine vers 2002, quand les roubles dans le premier cas et les dollars dans le second ont pratiquement disparu27. A l'occasion, on peut même voir certaines formes de monnaie commencer à se développer : dans les camps de prisonniers de guerre et dans de nombreuses prisons, par exemple, on sait bien que les détenus utilisent les cigarettes comme une sorte de devise, ce qui enchante et excite les économistes28. Mais, là aussi, nous parlons de gens qui ont grandi en utilisant la monnaie et qui soudain doivent s'en passer — exactement la situation qu'« imaginent» les manuels d'économie par lesquels j'ai commencé. L'adoption d'une forme quelconque de système de crédit est la solution la plus fréquente. Quand une grande partie de l'Europe est « revenue au troc» après l'effondrement de l'Empire romain, et à nouveau après la désagrégation de l'Empire carolingien, c'est appa­remment ce qui s'est passé. Les gens ont continué à tenir des comptes dans la vieille monnaie impériale, même s'ils n'utilisaient plus les pièces". De même, si les hommes pachtounes aiment échanger des vélos contre des ânes, ce n'est absolument pas parce que l'usage de la monnaie leur est peu familier. La monnaie existe dans cette région du monde depuis des millénaires. C'est simplement parce qu'ils préfèrent un échange direct entre égaux — en l'occurrence, parce que ce dernier leur paraît plus viril". (D. Graeber : « Dette : 5000 ans d’Histoire »- Les Liens qui Libèrent – 2013- page 49)

Document 11 : Qu'il existe des sociétés sans monnaie

Nous pensons que la monnaie n'existait pas dans maintes sociétés primitives, disons pour fixer les idées dans l'ensemble des sociétés de chasseurs-cueilleurs nomades et non stockeurs ainsi que dans ce qu'il est convenu d'appeler les basses terres en Amérique du Sud. Nous nous contenterons ici de présenter les données en ce qui concerne l'Australie. La raison de cette absence est très simple: la monnaie, en tant que forme suprême de la richesse, ne peut exister que là où il y a richesse, or ces sociétés sont sans richesse significative, c'est-à-dire sont des sociétés dans lesquelles les biens (au sens économique) ne jouent aucun rôle ou un rôle minime. La richesse n'a jamais que deux emplois. En Eurasie, de l'Europe jusqu'à la Chine, et ce depuis l'Antiquité, elle sert à acquérir ou à garder les moyens de production, en particulier la terre. Dans le reste du monde, et même en Afrique où la terre reste inaliénable, la richesse ne peut ser­vir à cette fin: elle sert à faire face à des obligations sociales, les princi­pales étant celles impliquées dans le mariage. Une société sans richesse, c'est alors une société où les obligations matrimoniales sont acquittées en services et non en biens. L'enjeu de cette question est majeur. On rencontre un peu trop souvent cette vue déjà ancienne selon laquelle la monnaie constituerait « l'institution fondamentale » de la société, laissant accroire qu'on ne peut concevoir d'organisation sociale sans monnaie. La critique des rai­sonnements économistes classiques qui font dériver l'invention de la monnaie des difficultés du troc, critique juste en elle-même quoique presque triviale aujourd'hui, s'associe trop souvent avec l'idée selon laquelle le troc n'aurait jamais existé. Cette idée jouit d'une certaine faveur aujourd'hui, elle est dans l'air du temps, à une époque où il est de bon ton de réhabiliter les « primitifs » : ils connaissent tous le langage articulé, tous ont une religion, tous ont une monnaie. Ces affirmations imprudentes se contentent généralement de citer quelques sociétés pri­mitives qui usent de la monnaie. En citerait-on mille, cela ne changerait rien à l'affaire. On ignore en général, en dehors de l'anthropologie, que les sociétés primitives diffèrent entre elles de façon radicale, c'est-à-dire quant à la structuration fondamentale de la société, et se répartissent en types qui sont plus dissemblables que ne le sont, disons pour faire image, la société moderne et celle de l'Empire romain. Certains types de sociétés primitives connaissent la monnaie, d'autres non. (Alain Testart Moyen d'échange/ moyen de paiement- Des monnaies en général et plus particulièrement des primitives- in  A. Testart (dir) : « Aux origines de la monnaie »-Ed. Errance  - 2001 –p.43-44)

LA QUESTION DES FONCTIONS DE LA MONNAIE

Document 12 : De la difficulté à définir quoi que ce soit par sa fonction

La monnaie est habituellement définie par l'énumération de trois fonctions (moyen d'échange, étalon de valeur, réserve de valeur), triade classique à laquelle on ajouté parfois une quatrième (moyen de paie­ment). Nous aurons à discuter longuement de chacune de ces fonctions. Mais, avant de le faire, il convient de s'interroger au préalable sur l'adé­quation d'une définition formulée en termes purement fonctionnels. S'agissant d'un instrument technique, inventé par l'homme à certaines fins et donc devant remplir une ou plusieurs fonctions, il peut sembler satisfaisant pour une pensée naïve de les définir par ces fins et ces fonc­tions. Mais on s'apercevra bien vite que d'autres instruments, même s'ils sont démodés, remplissent ou remplissaient les mêmes fonctions. Pour définir un outil, quel qu'il soit, il faut bien dire quelle est sa morphologie matérielle, sinon on confondra boulier et ordinateur sous prétexte qu'ils servent à calculer, diligence et chemin de fer sous prétexte qu'ils servent à transporter. Il en va de même pour une institution sociale, qu'elle soit politique comme l'Etat, ou économique comme la monnaie. (Alain Testart Moyen d'échange/ moyen de paiement- Des monnaies en général
et plus particulièrement des primitives- in  . Testart (dir) : « Aux origines de la monnaie »-Ed. Errance  - 2001 p.12)

Document 13

L'explication des trois fonctions généralement attribuées à la mon­naie (intermédiaire des échanges, étalon de valeur, réserve de valeur) figure déjà chez Aristote, quoique dans des textes différents". C'est dire qu'elles n'ont jamais été complètement oubliées dans la pensée occiden­tale. Toutefois les économistes classiques - c'est particulièrement frap­pant chez Adam Smith - insistent sur l'échange et tendent à passer sous silence la troisième fonction. Marx, quelquefois considéré comme le der­nier des auteurs classiques, fait exception. Le très long chapitre 3 du livre I du Capital" est consacré à l'explication des fonctions de la monnaie qui se trouvent maintenant être au nombre de quatre. Non seulement la fonc­tion de réserve de valeur n'est pas oubliée mais on voit apparaître une quatrième fonction toute nouvelle, au moins au sein de la réflexion éco­nomique: celle de moyen de paiement. (Alain Testart Moyen d'échange/ moyen de paiement- Des monnaies en général et plus particulièrement des primitives- in  A. Testart (dir) : « Aux origines de la monnaie »-Ed. Errance  - 2001 - p.21)

Document 14

On sait que les économistes, mais également nos dictionnaires les plus courants, définissent la monnaie par ses fonctions. Parmi celles-ci, la plus fréquemment mentionnée, celle en tout cas qui n'est jamais oubliée, est assurément la fonction d'intermédiaire des échanges. La monnaie sert à échanger. Rien de plus simple à comprendre, car tout un chacun aper­çoit combien il serait malcommode de faire ses emplettes si l'on ne dis­posait de cet instrument précieux entre tous qu'est la monnaie. Le para­doxe est que les objets très divers qui ont été qualifiés de « monnaies pri­mitives » — à moins que l'on ne parle de « paléomonnaies », ce qui revient à peu près au même — ne jouent pas du tout ce rôle dans les sociétés pri­mitives. Beaucoup d'auteurs, commentateurs de l'ethnologie plutôt qu'ethnologues, s'en sont aperçus et ont tenté d'en tirer leçon, dans des sens au demeurant fort divers. Le premier problème qui se pose devant le constat d'un tel fait est: est-il bien légitime d'appeler « monnaies » ces instruments primitifs? Tout dépend évidemment de la définition que l'on adopte de la monnaie. Le problème majeur pourtant n'est pas là, étant plutôt de dire quelle est la spécificité de ces sociétés qui utilisent si différemment de nous ces « monnaies » ou ces quasi-monnaies — l'appel­lation qu'on leur donne dépendant de la définition adoptée. Il est aussi d'éclairer une histoire de la monnaie dans ses phases les plus anciennes, c'est-à-dire une préhistoire de la monnaie toujours balbutiante qui hésite entre le sage scepticisme des archéologues et les raisonnements tout spéculatifs de l'économie politique classique. (Alain Testart Moyen d'échange/ moyen de paiement- Des monnaies en général et plus particulièrement des primitives- in. Testart (dir) : « Aux origines de la monnaie »-Ed. Errance  - 2001   p.11)

Document 15

Ouvrons tout de suite une parenthèse importante dont nous tire­rons plus loin toutes les conséquences, mais qui est déjà impliquée dans cette définition. Tout paiement est opéré pour se libérer d'une dette, pour s'acquitter d'une obligation; c'est en ce sens que l'on parle de paiement « libératoire ». La monnaie sert à payer: vue sous cet aspect, elle est un instrument de libération — ce qui décrit dans toute sa généralité la fonc­tion de moyen de paiement.(Alain Testart Moyen d'échange/ moyen de paiement- Des monnaies en général et plus particulièrement des primitives- in  A. Testart (dir) : « Aux origines de la monnaie »-Ed. Errance  - 2001 - p.22)

Document 16

Tout échange consistant en la cession d'un bien contre un autre ou à condition qu'un autre bien soit remis en contrepartie, implique néces­sairement pour celui qui reçoit le bien une obligation de fournir cette contrepartie. Le paiement, c'est l'exécution de cette obligation. Tout échange implique donc paiement, mais tout paiement n'implique pas échange. II y a des paiements sans contrepartie, c'est-à-dire des paiements qui ne permettent pas d'obtenir un autre bien et ne sont d'ailleurs pas faits dans ce but. L'impôt reste ici l'exemple de référence; (Alain Testart Moyen d'échange/ moyen de paiement- Des monnaies en général et plus particulièrement des primitives- in  A. Testart (dir) : « Aux origines de la monnaie »-Ed. Errance  - 2001 - p.23)

Document 17

La seconde raison que nous supputons est que, ainsi que nos dernières considérations sur le pouvoir libératoire le montrent, la prise en compte de la fonction de moyen de paiement entraîne la réflexion vers des rivages juridico-poli­tiques, lesquels sont par nature étrangers à l'économie politique. Il est clair qu'aucune de ces raisons n'est acceptable du point de vue sociolo­gique,ou ethnologique: l'échange de marchandises est sans doute le phé­nomène le plus significatif de l'économie moderne, mais il n'est pas du tout évident qu'il en aille de même dans les autres sociétés; quant à l'idée de laisser de côté la dimension politique, cela paraît peu souhaitable, tant le phénomène monétaire est marqué du sceau du politique. Nous admettrons néanmoins que ces objections, évidentes pour le sociologue ou l'ethnologue, sont en elles-mêmes insuffisantes pour déconstruire le point de vue traditionnel de l'économie politique. C'est pourquoi nous comptons montrer, en nous plaçant dans une perspective strictement économique, que la fonction de moyen de paiement est l'élé­ment clef qui permet de définir correctement la monnaie (Alain Testart Moyen d'échange/ moyen de paiement- Des monnaies en général
et plus particulièrement des primitives- in  A. Testart (dir) : « Aux origines de la monnaie »-Ed. Errance  - 2001 – p26)

Document 18

On peut en résumé dire que les monnaies primitives servent à trois ou quatre fins :

1 • Effectuer les paiements de mariage (…)

2 • Payer des amendes, indemnités ou compensations. Le wergeld (prix du sang), qui est le plus connu et le plus souvent cité, pourrait être analysé comme le rachat par le meurtrier de son droit de vivre. (…)

3 • Effectuer les paiements nécessaires pour entrer dans des asso­ciations. Le phénomène est bien connu pour la Mélanésie et l'Amérique du Nord. On peut dire qu'on achète un droit d'entrée et, s'il est vrai qu'on ne peut le revendre, l'entrant bénéficiera des droits payés par les futurs adhérents.

4 • Payer pour certains services. Le phénomène est rare, comme l'est en général le salariat dans les sociétés qui nous occupent, mais notoire en Mélanésie où on peut payer un vengeur, sorte d'assassin à gages qui se charge de conduire la vendetta à la place des parents.

(Alain Testart Moyen d'échange/ moyen de paiement- Des monnaies en général
et plus particulièrement des primitives- in  A. Testart (dir) : « Aux origines de la monnaie »-Ed. Errance  - 2001 –p.41)

Document 19 : Pourquoi la monnaie primitive ne sert pas de moyen d'échange

La première raison, et elle a été parfaitement vue à la fois par Quiggin (1949 : 5) et par Einzig (1949 : 352), c'est l'importance du crédit. Les inconvénients du troc ont été montés en épingle dans les raisonne­ments des économistes classiques, tout autant que dans ceux des néo­classiques, parce qu'ils se placent toujours dans le cadre de paiements et d'échanges immédiats. Toute l'ethnographie montre au contraire l'im­portance des paiements différés; si l'on ajoute que la plupart de ce que l'ethnographie a décrit de façon erronée comme « dons et contre-dons » consiste en réalité en échanges, échanges pour lesquels la contrepartie peut être attendue très longtemps, on concevra que la vie primitive se trouve prise dans un gigantesque système de crédit. (Alain Testart Moyen d'échange/ moyen de paiement- Des monnaies en général et plus particulièrement des primitives- in  A. Testart (dir) : « Aux origines de la monnaie »-Ed. Errance  - 2001 –p.41)

Document 20

Mais tout ceci ne concerne que la monnaie dans ses usages moné­taires. Toute monnaie donne aussi lieu à des usages extra-monétaires. Que Serge Gainsbourg brûle un billet de 500 F devant une caméra, il ne s'en sert ni comme moyen de circulation, encore moins comme réserve de valeur, tout au plus comme étalon. La raison du geste — provocation publicitaire — nous importe peu: la monnaie dans son usage extra-moné­taire n'a aucune des propriétés que nous lui avons trouvées, elle a une valeur d'usage en dehors de la circulation, elle est détruite. De façon sem­blable pour ces peuples néo-guinéens qui arborent des dollars à l'occa­sion de certaines fêtes. Prestige ou provocation ostentatoire, ces usages non monétaires dérivent clairement de la fonction monétaire de la mon­naie. (Alain Testart Moyen d'échange/ moyen de paiement- Des monnaies en général
et plus particulièrement des primitives- in  . Testart (dir) : « Aux origines de la monnaie »-Ed. Errance  - 2001 p.15)

Document 21 : Peut-on dire que la monnaie est un signe?

On prétend quelquefois enfermer la réflexion sur la monnaie dans une alternative qui opposerait les théories qui font de la monnaie une marchandise et celles qui n'y voient qu'un signe. On fait généralement remonter cette dichotomie à Aristote qui exprime l'opinion commune selon laquelle une marchandise parmi d'autres a été retenue comme intermédiaire des échanges aux fins de faciliter ces échanges, tout en signalant que certains tiennent la monnaie pour une invention artificiel­le. L'opposition telle qu'elle figure chez Aristote est claire dans la philo­sophie aristotélicienne pour laquelle l'opposition entre le naturel et l'ar­tificiel est si importante. Je ne suis pas certain qu'elle le soit pour nous. Que la monnaie soit affaire de convention, en effet, est parfaitement com­patible avec le fait qu'elle soit une marchandise: il suffit que les hommes aient convenu entre eux d'élire une marchandise comme monnaie. L'opposition entre la théorie de la monnaie-marchandise et celle de la monnaie-signe paraît plus claire si elle concerne les origines historiques (la monnaie a-t-elle été, à l'origine, une marchandise ou une conven­tion?) mais c'est là matière bien spéculative et, encore une fois, les thèses ne sont pas incompatibles. L'opposition ne nous semble indiscutable qu'en ce qui concerne la valeur de la monnaie, l'une des deux théories pré­tendant que cette valeur n'est rien d'autre que la celle de la marchandise élue comme intermédiaire des échanges, l'autre que la monnaie, étant pur signe, n'a pas de valeur. Mais sous ces formes, aucune des deux théo­ries n'est recevable. La première est typique de l'économie politique classique et s'étend jusqu'à Marx. La formule selon laquelle la monnaie est une « marchandise comme les autres» prétend réagir contre les excès du mercantilisme; il s'agit de marquer que la richesse des nations, pour employer l'expression d'Adam Smith, ne provient pas de son stock d'or, mais bien de ses industries. La formule toutefois dépasse cette saine leçon lorsqu'elle s'associe avec une théorie spécifique de la monnaie (c'est-à-dire de l'or, à l'époque), marchandise réputée comme une autre et dont la valeur serait déterminée de façon intrinsèque, c'est-à-dire indé­pendamment de son rôle monétaire. Cette théorie trouve son expression typique dans la théorie de la valeur-travail, dont Marx fournit un exposé des plus classiques: (Alain Testart Moyen d'échange/ moyen de paiement- Des monnaies en général et plus particulièrement des primitives- in  A. Testart (dir) : « Aux origines de la monnaie »-Ed. Errance  - 2001 - p.17)

Document 22

Karl Polanyi a établi une célèbre distinction entre deux types de monnaies'. Les sociétés modernes disposeraient de all purpose money ou “!monnaies à tous usages!” tandis que les sociétés anciennes disposeraient de special purpose money ou “!monnaies à usages spécifiques!”. Cette distinction a marqué un net progrès dans la compréhension de la circulation des biens dans les sociétés anciennes dans la mesure où elle a permis de conceptualiser le refus de la vision longtemps dominante (et toujours en vigueur) selon laquelle la monnaie serait l’apanage des sociétés modernes, les sociétés anciennes étant des sociétés de troc2. Or si la conception polanyienne aide à ne plus voir de troc là où les sociétés anciennes développent des usages monétaires, elle reste discutable relativement aux monnaies modernes!: non seulement elle conduit à considérer que les sociétés modernes ne connaissent pas de special purpose money, mais en plus elle ne permet pas de renouveler la conception courante de la monnaie (sous-entendu moderne) qui en fait un moyen de paiement universel. C’est pourquoi il apparaît légitime de réévaluer la pertinence de la distinction polanyienne pour ce qui concerne les monnaies modernes!; c’est l’objectif de ce texte.(…) La conception polanyienne des monnaies modernes peut se résumer par les trois propositions suivantes!:

Institution des usages monétaires!: les usages monétaires que sont le paiement et l’étalon (le compte) sont subordonnés à l’usage de la monnaie dans les échanges. Un corollaire est que l’institution des usages monétaires a lieu de façon unifiée et hiérarchisée.

Articulation des usages monétaires : la monnaie moderne est utilisée tout autant pour l’échange que pour le paiement ou le compte. Autrement dit, elle ne se limite pas à un ou deux de ces usages mais s’étend aux trois.

Validité dans chacun des usages monétaires: la monnaie moderne a une validité telle qu’elle assume dans leur totalité les échanges, les paiements et les comptes. Un corollaire est que la monnaie moderne ne subit pas de cloisonnements dans ses usages.

(…) l’analyse polanyienne de la monnaie a apporté un argument fondamental à ceux qui refusaient non seulement de voir dans les sociétés anciennes des sociétés de troc, mais aussi de penser la monnaie exclusivement en lien avec le marché. Elle a proposé enfin une ligne de démarcation claire entre des formes monétaires de toute évidence très différentes. En revanche, la conception polanyienne ne permet pas de rompre véritablement avec deux idées[courantes : d’une part, l’idée selon laquelle la monnaie assume ensemble les fonctions de compte, de paiement et de réserve et, d’autre part, l’idée selon laquelle la monnaie permet d’accéder à l’ensemble des biens et services disponibles, avec pour corollaire le principe de fongibilité de la monnaie (…)Les trois propositions de la conception polanyienne des monnaies modernes ne traitent pas de fonctions mais d’usages. Il y a là plus qu’une différence de termes. Mettre l’accent sur les usages conduit à considérer les pratiques monétaires dans leur diversité, tandis que mettre l’accent sur les fonctions conduit à ne considérer que les principes généraux qu’assume la monnaie.(…) Bons d'achat, monnaies locales et systèmes de points d’achat disposent d’une validité fortement limitée!: dans l’espace, dans le temps, dans les personnes qui y ont accès, dans les prestations accessibles par leur biais. La conversion de ces instruments en d’autres instruments monétaires, autrement dit la conversion d’un avoir monétaire d’une forme en une autre, est souvent difficile, voire impossible, pour des raisons techniques ou réglementaires. Ces difficultés sont importantes entre les multiples instruments monétaires parallèles et entre ces instruments et les formes prises par la monnaie nationale. Aucun de ces instruments ne peut donc prétendre constituer une monnaie à tous usages. Les orientations très précises de leurs usages les font ressembler à des special purpose money, d’autant plus lorsque, comme dans le cadre des monnaies sociales ou de certains bons d'achat, ils servent à accéder à des biens ou des services sans pour autant relever d’une relation marchande. L’observation des pratiques monétaires modernes fait ainsi apparaître la coexistence d’objets qui ont prétention à être monnaie à tous usages (les monnaies nationales : par exemple le dollar canadien comme unité de compte et ses manifestations manuelles et scripturales comme moyen de paiement) et d’objets qui n’en ont pas la prétention mais qui néanmoins font aussi l’objet de pratiques monétaires. Par là tombe l’hypothèse selon laquelle les sociétés modernes ne connaîtraient pas de monnaies à usages spécifiques (Jérôme Blanc : KARL POLANYI ET LES MONNAIES MODERNES:UN RÉEXAMEN – 2004)

MONNAIE NEUTRE ?

Document 23

Ce que nous voulons dire est que la monnaie favorise l'échange, contribue à son essor et à son développement. II est donc très insuffisant de présenter la monnaie seu­lement comme un instrument qui facilite l'échange, elle en est une cause déterminante. La différence entre le point de vue traditionnel et celui que nous adoptons ici est la suivante. L'économie politique se donne généra­lement comme point de départ la volonté des échangistes à échanger et se demande: comment vont-ils faire? Nous disons au contraire qu'il faut se demander: pourquoi veulent-ils échanger? Ils le veulent pour acqué­rir un moyen qui est le moyen général d'acquisition. L'existence de la monnaie fait que des biens qui ne seraient autrement proposés à l'échan­ge le sont. (Alain Testart Moyen d'échange/ moyen de paiement- Des monnaies en général et plus particulièrement des primitives- in  A. Testart (dir) : « Aux origines de la monnaie »-Ed. Errance  - 2001 – 30)

Document 24

L'anthropologie n'a pas produit d'études importantes, aucun livre en tout cas, sur les monnaies primitives. Mais deux idées reviennent avec insistance dans son discours. D'abord, celle de la dimension magique ou religieuse des paléo­monnaies. L'idée est directement et doublement associée à Mauss. D'abord, en vertu d'une très vieille tradition de pensée qui voudrait que toutes les institutions humaines trouvent leurs origines dans la religion. Ensuite, à travers la notion maussienne de « fait social total », avancée à propos des échanges-dons qui, dans les sociétés primitives, cumuleraient tous les aspects sociaux, religieux, politiques, économiques". (Alain Testart Moyen d'échange/ moyen de paiement- Des monnaies en général
et plus particulièrement des primitives- in  A. Testart (dir) : « Aux origines de la monnaie »-Ed. Errance  - 2001 –p.36)

Document 25

L’une des illusions populaires à propos du commerce consiste à croire qu'à l'époque moderne on a introduit un système, le crédit, qui permet de se passer de la monnaie, et qu'avant la découverte de ce système tous les achats se payaient en liquide, c'est-à-dire en pièces de monnaie. Une enquête attentive révèle que c'est le contraire qui est vrai. Autrefois, les pièces de monnaie jouaient dans le commerce un rôle beaucoup plus réduit qu'aujourd'hui. D'ailleurs, la quantité de pièces était si limitée qu'elle ne suffisait même pas aux besoins de la maison royale [de l'An­gleterre médiévale] et des domaines royaux, qui utilisaient régulièrement divers types de substituts pour effectuer les petits paiements. Les pièces avaient si peu d'importance que parfois les rois n'hésitaient pas à les rap­peler toutes pour les refrapper et les remettre en circulation, et pourtant le commerce continuait comme avant37. Effectivement, notre récit habituel de l'histoire monétaire marche à reculons. Il est faux que nous ayons commencé par le troc, puis découvert la monnaie, et enfin développé des systèmes de crédit. L'évolution a eu lieu dans l'autre sens. La monnaie virtuelle, comme nous l'appelons aujourd'hui, est apparue la première. Les pièces de monnaie sont venues bien plus tard, et leur 'usage s'est diffusé iné­galement, sans jamais remplacer entièrement les systèmes de crédit. Quant au troc, il semble s'agir surtout d'une sorte de sous-produit accidentel de l'usage des pièces de monnaie ou du papier-monnaie. Historiquement, c'est essentiellement ce que font les gens habitués à utiliser les pièces de monnaie quand, pour une raison quelconque, ils n'en ont pas. (D. Graeber : « Dette : 5000 ans d’Histoire »- « Les liens qui Libèrent – 2013- pages 52-53)

Document 26

Il est dans la tradition de l'économie politique, de ses manuels comme de ses traités plus savants, d'envisager d'abord  les échanges, puis la monnaie, enfin le crédit. Peut-être est-ce légitime d'un point vue didactique, parce que le crédit est assurément chose complexe; peut-être même est-ce logique. Mais il n'y a aucune raison que l'ordre de l'histoire suive l'ordre logique. (Alain Testart Moyen d'échange/ moyen de paiement- Des monnaies en général
et plus particulièrement des primitives- in  A. Testart (dir) : « Aux origines de la monnaie »-Ed. Errance  - 2001 –p.46)

Document 27

Pour nous, Occidentaux, la monnaie proprement dite, la monnaie par excellence, restera toujours la pièce de monnaie, métallique, frappée, marquée. Une tradition plusieurs fois millénaire nous la fait naturellement concevoir comme telle et nous avons du mal à la concevoir autrement. Nous sommes aujourd'hui familiarisés avec le billet de banque, le concept de monnaie fiduciaire ou celui de monnaie scripturale mais, aussitôt que nous essayons de mettre un contenu sous ces abstractions, nous revenons à des choses plus simples, au temps de l'étalon-or : même nos manuels courants d'économie politique ne font pas autrement lorsqu'ils commencent par évoquer comme allant de soi et sans qu'il soit besoin de l'expliquer plus un état premier où l'or était monnaie pour, progressivement, s'élever vers des abstractions plus hautes et mieux dignes de notre âge de l'informa­tique. Nos langues portent témoignage de cette longue accoutumance; ainsi, dit-on couramment en français « l'argent » pour signifier la monnaie De cette monnaie « proprement dite », de cette monnaie constituée de pièces de monnaie, donc, nous connaissons assez bien l'acte de naissance: elle apparut, si j'en crois les dernières recherches, au cours du VI' siècle avant J.-C. dans cette province de l'Asie Mineure qu'était la Lydie et qui fut, à cette époque, le centre d'un puissant royaume. Cette invention fut adoptée très vite par les Perses achéménides, par les Grecs d'Ionie comme par ceux de la Grèce continentale, et bientôt par la plupart des Barbares, jusqu'aux Gaulois qui battaient déjà monnaie vers le III' siècle avant J.-C. Rendre compte des formes que prit cette première monnaie, tenter d'ex­pliquer pourquoi elle fut inventée, comment elle évolua, autant de ques­tions passionnantes qui sont le fait des numismates et des antiquisants. Ce n'est pas de cette monnaie que traite le présent ouvrage, mais de l'autre, celle qui existait avant l'invention des pièces de monnaie: la « monnaie avant la monnaie », si l'on veut. Son origine se perd dans la nuit des temps. (Testart (dir) : « Aux origines de la monnaie »-Introduction - Ed. Errance  - 2001- p 5-6)

Document 28

Deux conclusions se dégagent incontestablement de la majorité des observations ethnogra­phiques. La première est que le crédit se trouve être fortement développé au sein des économies primitives : nous verrons pourquoi et quelles en sont les conséquences. La seconde est que la monnaie, pour autant qu'elle existe dans ces sociétés, sert très peu aux échanges, du moins aux échanges de biens matériels. C'est un fait que tous ont noté mais dont bien peu, en dehors de quelques esprits lucides, ont vu les implications. Dire cela, c'est aussi remettre en question la traditionnelle définition de la monnaie par l'économie politique car la première question qu'il convient de se poser est assurément de savoir si cette « monnaie avant la monnaie » est bien de la monnaie et en quel sens on peut dire qu'elle l'est. Ayant dit ce que cet ouvrage n'était pas et ce qu'il prétendait être, je voudrais à présent relativiser l'opposition que j'ai faite — et qui est d'ailleurs traditionnelle — entre monnaie avec des pièces et monnaie sans pièces. Pour une part, en effet, les enseignements qui se dégagent des don­nées ethnologiques rejoignent celles qui se dégagent des données antiques du VI'-V' siècle avant J.-C. J'en veux pour preuve l'excellent ouvrage que Georges Le. Rider vient de publier sur La naissance de la monnaie (2001) et qui fait le point sur plusieurs décennies de controverses sur les pratiques monétaires de l'Orient ancien. Ces premières monnaies, lydiennes, aché­ménides, grecques, n'ont certainement pas servi à faciliter l'échange des marchandises, ni dans le petit commerce ni dans le grand (Ibid.: 71 sq.). D'abord, ces premières pièces ont très peu circulé: on ne les retrouve que dans des régions limitées autour de leur lieu d'émission. Ensuite, les uni­tés monétaires sont beaucoup trop grosses pour que l'on puisse penser qu'elles aient servi aux échanges de tous les jours. Certes, ces arguments ne sont pas entièrement nouveaux puisqu'ils figuraient déjà dans le désor­mais ancien, mais toujours valable, manuel de Austin et Vidal-Naquet (1972 : 71-74). Mais il est agréable de les voir confirmés. Et il est frappant de constater que le second argument est exactement le même que celui que l'on peut tirer de l'ethnologie: les plus petites unités monétaires sont tou­jours trop élevées pour avoir pu servi à l'échange local et quotidien. (Testart (dir) : « Aux origines de la monnaie »-Introduction - Ed. Errance  - 2001- p.6-7)

Document 29 : Une monnaie fiduciaire dès l'origine

Dans la tradition occidentale, la valeur d'échange de la monnaie?münze est fondamentalement déterminée par la valeur du métal précieux avec lequel est fait ce signe monétaire, c'est ce qu'on appelle la valeur intrinsèque', alors que dans la Chine ancienne, cette valeur n'est pas liée  au support, à la nature du signe monétaire, mais est fixée par le rapport entre biens et signes monétaires dans le cadre d'un contrat social entre les acteurs économiques (l'Etat, les producteurs et les commerçants) : elle n'a de valeur que « fiduciaire », c'est-à-dire qu'elle dépend du lien de confian­ce qui unit les acteurs économiques à l'émetteur et qui les unit entre eux. On a parfois parlé du caractère fiduciaire de la valeur de l'or (ou de l'ar­gent...), certes, mais il ne s'agit pas de la valeur fiduciaire d'une monnaie mais d'une matière: nous renvoyons, à ce sujet, le lecteur au texte de Charles Rist: « D'autres insistent sur le caractère "fiduciaire" de la valeur que nous donnons à l'or, comme si par là on en réduisait l'importance. François Simiand a dit — et ce mot a été aussitôt salué comme une décou­verte: "L'or est la première des monnaies fiduciaires"". C'est cependant une très vieille formule [...] On semble, en s'en servant, dénoncer quelque chose d'artificiel ou d'imaginaire dans la valeur donnée à l'or par le public, et l'homme "raisonnable" en éprouve quelque satisfaction. A y regarder de plus près cependant, on s'aperçoit que toutes les valeurs ont un caractère fiduciaire. Toutes reposent en effet sur la croyance que dans l'avenir les conditions qui donnent une valeur à un bien quelconque se perpé­tueront. [...] Chose remarquable, la confiance du public dans l'or ne se laisse pas entamer par ces objurgations philosophiques » (Rist: 83-84). On voit clairement que la valeur, fiduciaire ou non, s'applique à l'or et non pas au signe monétaire: c'est l'or qui a une valeur fiduciaire, pas la monnaie; la confiance va à une matière, à une marchandise, pas à l'émetteur. Pour la tradition chinoise, la monnaie-münze est donc un produit comme les autres, n'ayant pour seule fonction que de faciliter les échanges, elle n'est pas une forme de richesse. La monnaie étant un produit comme un autre, défini par sa fonction, sans valeur intrinsèque, sa seule valeur est d'échange. La valeur de la monnaie et la valeur des biens (grains et produits manufacturés) sont intimement liées, et se détermi­nent réciproquement. Lorsque les grains sont abondants, leur prix baisse, on dit que le grain devient léger, et en contrepartie, que la monnaie devient lourde ; de même, lorsque la monnaie circule en abondance, sa valeur s’effondre, elle devient légère. Ayant observé que dès que l'on annonce qu'une taxe sera levée en tel ou tel produit, la valeur de celui-ci augmente (il devient lourd), les théoriciens chinois ont mis en lumière le rôle que pouvait jouer l'Etat comme agent économique, comme régulateur fixant la valeur des biens (Hu JC: 124). En période de famine monétaire, la monnaie s'apprécie, alors qu'en période de sous-production agricole, ce sont les biens qui s'apprécient par rapport à la monnaie. Si le Prince ne peut contrôler l'abondance des grains, il peut, en revanche, influer sur leur valeur grâce au contrôle sur la monnaie: « Ce seigneur sera capable de conquérir le monde, qui aura la main sur la balance entre grain et monnaie » (Guanzi). Le processus théorique du contrôle de la balance entre lourd et \ léger est simple: dans un premier temps, avec sa monnaie, le Prince achè­te le grain et divers produits manufacturés (soie, tissus...) et en perçoit une partie en nature comme impôts. Le Prince possède donc les biens, tandis que la monnaie se retrouve en abondance sur les marchés, ce qui fait chuter sa valeur, elle devient légère par rapport aux biens. Les popu­lations non agricoles viennent ensuite au marché du palais acheter du grain et des biens et les paysans viennent acquérir des produits manu­facturés des ateliers du palais avec cette monnaie légère (de moindre n valeur); enfin, une partie des impôts est perçue en monnaie. La monnaie revient alors dans les caisses du Prince et sa rareté sur les marchés la rend à nouveau lourde: le Prince dispose donc d'une monnaie forte prête pour la prochaine campagne. (François Thierry : « Sur les spécificités fondamentales de la monnaie chinoise » - in  A. Testart (dir) : « Aux origines de la monnaie »-Ed. Errance  - 2001 –p.126)

Document 30

Contrairement à l'Occident, la monnaie circule en Chine comme  un signe monétaire abstrait, il n'y a pas d'autre valeur pour le signe monétaire que celui.que lui accordent les acteurs économiques. Le carac­tère fondamentalement circulatoire de la monnaie fait que le signe moné­taire ne peut être fabriqué qu'avec un matériau de faible valeur : en effet, si le signe monétaire est fait d'une matière précieuse (or, argent ou jade), il sera thésaurisé et sa circulation en sera interrompue, provoquant des troubles dans la circulation des biens et dans les échanges, voire leur  interruption. L'usage de l'or comme monnaie n'est signalé que par des textes tardifs (Shiji, Hanshu, Hou Hanshu), ou par des chapitres remaniés ou apocryphes des classiques (Shujing, Guanzi), et est infirmé par l'ar­chéologie: aucun signe monétaire d'or propre aux royaumes de la Grande Plaine à l'époque de la Chine préimpériale n'a été découvert. (François Thierry : « Sur les spécificités fondamentales de la monnaie chinoise » - in  A. Testart (dir) : « Aux origines de la monnaie »-Ed. Errance  - 2001 –p.131)

Document 31

L'or ne fut réellement utilisé que dans l'Etat de Chu dont le prince, en 706 av. J.-C., proclamait lui-même, comme une fière affirmation, qu'il n'était pas chinois et il jeta à la face du roi des Zhou: « Je suis un barbare man-yi ! [...] Avec mes misérables cuirasses, je désire observer la politique des royaumes du Milieu[Zhongguo, la Chine) et demander au roi de rendre mon titre plus honorable »  (SJ: XL, 1695); le roi ayant refusé, le seigneur de Chu se proclama roi. On a retrouvé de nombreux lingots (plaques) et lingotins (petits carrés) d'or poinçonnés dans les régions qui appartinrent à Chu; l'usage y était courant car, d'une part, la répartition géographique des trouvailles montre clairement un usage répandu et, d'autre part, on a découvert des carrés d'or de 4,5 grammes, c'est-à-dire des unités avec une valeur d'échange assez basse. Par ailleurs, on a mis au jour, et uniquement dans les anciens territoires de Chu, de nom­breuses balances et des petits poids de 0,15 ou 0,026 grammes dont l'exis­tence ne s'explique que pour la pesée de l'or (CMC: 140-150)23. A côté de l'or, circulaient des cauris de bronze qui, n'étant pas percés comme ceux de Jin ou de Qi, ne pouvaient être utilisés en ligature, mais l'étaient vrai­semblablement au poids ou au volume (CMC: 145-146). A Chu, c'est la valeur intrinsèque du signe monétaire qui détermine sa valeur d'usage, et dans une certaine mesure, on rejoint la conception mésopotamienne, à cela près que l'or joue sur le Yangzijiang le rôle que l'argent jouait sur les bords du Tigre et de l'Euphrate. On voit donc que la tradition des Man de Chu est fondamentalement différente de la conception fiduciaire des Han de la Chine; il n'est pas impossible que ce soit la conception du Chu qui ait influencé les théories légistes qui apparaissent justement dans les deux Etats frontaliers du Chu, le Wei et surtout le Qin. L'usage de l'or a disparu en Chine proprement dite, mais il se maintient, avec celui l'argent, dans les régions frontalières à population non chinoise, comme sous les Sui et les Tang en Asie centrale et dans le Gansu sous l'influence des Sogdiens, ou au Guangdong et au Jiaozhi (Tonkin) avec la tradition viêt/yue. Plus tard, l'argent est utilisé dans le nord de la Chine occupé par les barbares Djurtchets de la dynastie Jin (1115-1234), et, à partir du XVI' siècle, sur les côtes orientales sous la pression des Espagnols, des Hollandais et des Anglais. En fait, les seules périodes où l'argent est devenu une monnaie en Chine sont celles où le pouvoir était détenu par des dynasties non-chinoises, les Djurtchets de la dynastie Jin (1115-1234), les Mongols de la dynastie Yuan (1279-1368) / et les Mandchous de la dynasie Qing (1644-1911). Encore convient-il de nuancer, car cet usage reste confiné aux sphères urbaines, à la comptabi­lité d'Etat et au système de dépôt des guildes et des banques. La popu­lation dans son immense majorité n'a jamais vu un lingot, et elle conti­nue, jusqu'au début de la République, d'utiliser les sapèques de bronze ou de laiton wen25.(François Thierry : « Sur les spécificités fondamentales de la monnaie chinoise » - in  A. Testart (dir) : « Aux origines de la monnaie »-Ed. Errance  - 2001 –p.132-133)

Document 32

À ce stade, pratiquement toutes les composantes de la version admise sur l'origine de la monnaie se sont écroulées. Il est rare qu'une théorie historique subisse une réfutation aussi absolue et systématique. Dans les premières décennies du XXe siècle, tous les éléments étaient en place pour réécrire entièrement l'histoire de la monnaie. Le travail de fond a été réalisé par Mitchell Innes — l'auteur que je viens de citer — dans deux articles publiés par le Banking Law Journal de NewYork en 1913 et 1914. Dans ces textes, Mitchell Innes démontait cal­mement les faux postulats sur lesquels reposait l'histoire économique existante. Ce dont on avait vraiment besoin, suggérait-il, c'était une histoire de la dette : (...) Le plus curieux, c'est qu'il ne s'est rien passé. La nouvelle histoire n'a jamais été écrite. Non qu'un économiste ait  jamais réfuté Mitchell Innes. On l'a simplement ignoré. Les manuels n'ont pas changé leur version — même si toutes les données montraient clairement qu'elle était fausse. On écrit encore des histoires de la monnaie qui sont en fait des histoires du monnayage, en postulant que dans le passé c'était forcément la même chose; les périodes où les pièces de monnaie se sont en grande partie évanouies sont toujours présentées comme des époques où l’économie « est revenue au troc », comme si le sens de cette expression était évident, alors que personne en fait, ne sati ce qu’elle signifie » (D. Graeber : « Dette : 5000 ans d’Histoire »- les liens qui Libèrent – 2013 – pages 52-53)

 

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